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Finistérien d'origine, c'est à Florence que Clet Abraham a choisi de s'installer. Son travail est tourné, depuis près d'une décennie, sur la modification du sens de la signalétique en zone urbaine. 

Parce que l'humour ne se résigne pas, il défie, Clet Abraham pioche dans son escarcelle des autocollants comme le magicien cueille des fleurs dans son haut de forme - la magie de l'artiste opère - et il nous raconte des histoires sur des panneaux. 

Entretien avec un poète urbain. 

Propos recueillis pas Karen Dupont et Natalia Leclerc

 

Comment vous présenteriez-vous ou comment présenteriez-vous votre travail à quelqu'un qui ne vous connaît pas?

Je suis un artiste relativement éclectique. J'ai fait l’école des Beaux-Arts, puis j'ai été restaurateur de meubles, menuisier. J'ai un parcours très personnel et en-dehors des circuits officiels, que cela concerne le marché de l'art ou les institutions en général, d'où mon arrivée logique au street art.

Vous le présentez comme une cohérence?

Oui. J'ai toujours gardé un rapport très étroit avec la rue sous toutes ses formes.

Avant même de voir votre exposition, ce qui frappe le spectateur en entrant au musée des Beaux-Arts de Brest, ce sont les pictogrammes que vous avez conçus sur les murs de ce musée et qui servent à donner des indications pratiques. Comment s'est construit ce travail?

J'ai demandé à Pascal Aumasson de me donner une liste des lieux à habiter (galerie, bureau etc.) et la trace d'un esprit pour ces indications qui, de la part de Pascal, était plus idéologique, philosophique que pragmatique. Il y avait une belle ouverture du côté des idées, des émotions. Je ne demandais que cela! J'ai travaillé dans ce sens là. Il s'agit de travailler sur un état d'esprit qui est celui du bien-être au musée.

J'ai visité beaucoup de musées quand j'étais jeune. J'aimais bien le faire comme cela me plaisait, de façon très libre. Ces pictogrammes permettent de visiter de façon plus agréable. À partir du moment où l'on respecte les œuvres, il faut se sentir à l'aise dans l’espace.

Donc habiter le musée, s'approprier l'espace...

Oui, se sentir proche des œuvres, c'est important. Sans trop sacraliser, avec le juste respect pour les objets qui ne nous appartiennent pas : ne pas les abîmer, ne pas les casser.

Le fait que les pictogrammes ne resteront pas sur les murs du musée est-il un souhait de votre part?

Non, mais cela me va très bien.

Ayant l'habitude de travailler dans l'espace urbain, les œuvres produites ne sont pas amenées à rester une éternité... 

Je ne suis pas fondamentalement adepte de l'éphémère.

Les œuvres que vous présentez dans l’exposition, elles, se déploient dans la rue et nous les retrouvons à l'artothèque : quel rapport faites-vous entre l'espace urbain et l'institution muséale?

Cela peut être, au moins au départ, une contre-position, c'est-à-dire que le street art, c'est la voix du peuple qui demande de pouvoir s'exprimer sans le filtre des institutions, sans le filtre du marché. C'est très lié avec notre époque, dans des pays comme les nôtres, en Europe occidentale, où nous avons acquis certaines libertés.

Ensuite, si les institutions telles que le musée des Beaux-Arts de Brest prennent la balle au bond et institutionnalisent cette contre-proposition, cela peut être dans la logique des choses. Mon travail est certes plus percutant dans la rue que dans un espace fermé, mais l'un n'empêche pas l'autre.

Inversement, intervenir sur les panneaux de circulation, c'est faire de l'espace urbain un musée?

Oui, tout à fait, il s’agit de populariser, dans le bon sens du terme, l'art, le rendre abordable à tous. J'ai la volonté d'avoir un style et un moyen d'expression qui soient à la portée de tout le monde.

 

crédit photo: Clet Abraham

crédit photo: Clet Abraham

 

Concernant l'exposition à l'artothèque, comment avez-vous choisi les quelques panneaux que vous présentez?

Je ne les ai pas choisis. Ce sont les panneaux qui ont été retirés de la rue par la voirie de Brest. C'est donc le résultat d'un sauvetage : la voirie a compris qu'ils avaient une valeur et les a préservés. C'est positif ! J'ai vu des mairies qui enlevaient les autocollants des panneaux et détruisaient les œuvres. Or à Brest, il y a eu un sentiment spontané de respect.

Pourrait-on traduire le fait d'enlever les autocollants comme une forme de censure?

Oui, cela est évident, enlever l'autocollant ou le panneau est une forme de censure. Ce qui est étonnant et qui se produit très souvent, même aujourd'hui à Florence par exemple, c’est qu’on a tendance à enlever mes autocollants plutôt que d'éliminer des autocollants publicitaires dans la rue. Mes autocollants racontent quelque chose, critiquent, remettent en question le panneau lui-même, bien qu'il s'harmonise beaucoup plus avec lui qu'un autocollant publicitaire qui n'a rien à voir, d'un point de vue esthétique, avec le lieu, qui ne répond à aucun respect des formes et du contenu. Mon travail est respectueux des formes et des contenus, mais son sens dérange.

Votre travail frappe par son humour, sa facétie. C'est presque ironique. Est-ce que l'un de ses termes vous convient? Vous reconnaissez vous dans ce registre?

Oui, l'humour est un moyen de communication exceptionnel. On a besoin de rire, l'humour est une clé fondamentale de notre société. Les gens ont plus envie de rire que de se prendre des enclumes sur la tête.

C'est aussi ce qui peut sauver l’œuvre : elle est acceptée parce qu'en premier lieu, on obtient un sourire.

Intervenir sur des panneaux de circulation montre qu'il y a plusieurs sens de lecture et non plus une seule signification. Peut-on dire que vous aboutissez à la création d'un chaos urbain, à une remise en question des règles ?

Une remise en question des règles, oui, un chaos, pas forcément. Mais les panneaux provoquent un petit moment de déstabilisation psychologique du spectateur.

Ils forment une nouvelle piste à suivre dans la ville.

On se met à regarder les panneaux, en fait. 

Vos personnages ont-ils une parenté avec La Linea d' Osvaldo Cavandoli? Est-ce que ce petit personnage vous a inspiré?

Il a baigné mon enfance. Sans doute m'a-t-il inspiré inconsciemment plus que consciemment, mais c'est vrai que j'ai adoré la Linea, et je regrette qu'on ne le voie plus.

Avez-vous d'autres sources d'inspiration? Qu'est-ce qui nourrit votre travail et votre humour?

Concernant l'humour, ce n'est pas une inspiration directe qui me stimule en particulier, c'est un état d'esprit que j'essaie de cultiver pour supporter la dureté de la réalité.

Avez vous un univers de prédilection tel que la bande dessinée ou le cinéma?

J'ai complètement arrêté de lire pendant des années et je viens de recommencer. Je suis en train de reprendre contact avec le monde de la BD.

C'est un peu comme si j'avais eu besoin à un certain moment de me couper de certaines influences artistiques pour retrouver une expression originale qui me soit propre.

Avez-vous l'impression qu'actuellement vous seriez à un tournant dans votre travail?

Tout à fait. Je travaille sur les panneaux depuis dix ans. Je considère que j'ai le métier en mains et que je peux m'exposer réellement et ce dans tous les sens du terme. La rue, ça marche. C'est la confirmation d'un mode d'expression qui m'est propre, me convient et m’apporte une forme de succès. La question d'après est de savoir si on ne s'enferme pas dans cette forme-là? Est-ce qu’elle ne va pas se tarir. Que faire après? Comment continuer? Ce sont les questions que je me pose actuellement.

Vous avez été sculpteur: est-ce que dans le futur cela pourrait être de nouveau votre moyen d'expression?

C'est ma voie actuelle, j'y travaille, notamment sur des façades de bâtiment parfois très grandes. Je fais des interventions en volumes qui transforment la façade, toujours dans l'esprit moins on en fait, plus on en dit. C'est un thème que je développe. Ce qui est amusant, c'est que c'est tout le contraire des panneaux. En une nuit ou une journée, je peux réaliser trente ou quarante panneaux, c'est très rapide. Je peux être tout seul, sans rien demander à personne.

Les façades, c'est tout le contraire! C'est très lent, cela demande des collaborations, des accords, des autorisations... C'est le strict opposé.

Comment se met en place ce travail? Que faut-il préparer pour investir l'espace urbain dans le cadre de vos nouveaux projets?

Sur des dimensions comme celles-ci, il faut des autorisations. En fait, souvent ce sont des villes qui sont commanditaires d'un projet, et je cherche alors l’idée adéquate.

Crédit photo: Clet Abraham

 

Vous êtes sorti de la clandestinité des autocollants ?

Oui, cela dit je n'ai jamais été clandestin au sens propre. Je n'ai pas envie de passer ma soirée au poste ! Je me suis toujours déclaré, je ne me suis jamais caché, c'est une attitude que je revendique : j'ai besoin d'une certaine transparence.

Le côté artiste qui se cache, cela peut être un caractère donc je ne veux pas trop critiquer cette attitude, mais parfois cela cache aussi une attitude commerciale. L'artiste travaille, et même si ce n'est pas toujours facile de se cacher, c'est pratique pour les autorités qui font semblant de ne pas le connaître, et c'est pratique au niveau commercial, parce que c'est beaucoup plus romantique, c'est plus fascinant.

Dans l'ensemble, mon travail est une réflexion sur le rapport à la loi, aux règles de la société. Je reconnais la nécessité des règles et des lois, mais je revendique leur relativité, et surtout la possibilité pour l'individu, celui qui est en bas de la pyramide, d'avoir un espace libre d’expérimentations et de recherches pour pouvoir être lui-même. Or la loi n’est pas présente dans un but philosophique mais pour faire en sorte que tout le monde soit pareil, c'est plus reposant.

 

Créations visibles à l'artothèque du Musée des Beaux-Arts de Brest

Exposition "À la rue", du 7 juin au 31 août  2016

http://www.musee-brest.com/l-artoth%C3%A8que/les-expositions-pr%C3%A9sent%C3%A9es-dans-la-galerie-de-l-artoth%C3%A8que/

Le compte Instagram de Clet Abraham: https://www.instagram.com/cletabraham/
About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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