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Dans votre travail sur Caboto, que l’on rencontre dès que l’on rentre dans l’exposition, j’ai été frappée par les visages et les silhouettes des personnages – une manière de représenter l’humain que l’on retrouve dans plusieurs de vos œuvres, avec un travail qui évoque le masque. À quoi correspondent ces humains, cette image de l’humanité?

Dans mon travail, il est question de la recherche d’une identité. En cela, il est intéressant de faire le portrait d’un personnage que l’on connaît très peu. L’élément principal est l’oeil.

Caboto raconte une histoire très ancienne, et comme il m’a fallu trouver des peintures, des écritures, j’ai recréé une atmosphère où tout passe par la fantaisie. J’avais fait une recherche spéciale sur les costumes, la peinture de l’époque, puis j’ai pris la liberté de me laisser aller. Les narrations de cette période sont pleines de monstres, d’océans que les gens imaginaient peuplés de créatures. Je souhaitais donc sortir du réalisme historique, et dans tout mon travail, le corps se trouve dans des postures pas tout à fait réalistes. Le réalisme empêche d’exprimer des émotions intérieures, or c’est d’émotion que j’avais envie, plutôt que de la perfection de la narration.

CASTERMAN/CABOTO1

CASTERMAN/CABOTO

Les corps, eux, ont quelque chose de sculptural, comme dans la série Nell’acqua.

Je travaille essentiellement avec la lumière, la surface, ce qui me permet de créer des volumes. Beaucoup d’images, qui ont une surface plane,  jouent avec les volumes, avec la profondeur. Je me dis souvent qu’il ne serait pas mal de faire des sculptures pour certains sujets.

Le choix du pastel est-il lié à ce travail sur les volumes?

C’est une technique dans laquelle je suis très à l’aise. Les encres, c’est autre chose. Le pastel permet une recherche esthétique, technique, là où les encres sont particulièrement adaptées pour des choses changeantes, liées au moment. Elles ne conviennent pas pour le travail sur les volumes. Tout ce que vous mettez dans le pastel est pensé, chaque ligne, chaque point. Pour l’encre, vous baignez l’eau, vous faites une ligne, ça fait une tache. On est presque du côté de l’improvisation, dans l’instant, et il faut gérer cela.

Les œuvres des salles Métamorphoses, Michaux / Au pays de la magie, les séries Nelle profondità, Hansel et Gretel étaient donc particulièrement appropriées à l’encre?

L’encre s’est imposée. J’effectuais des recherches sur les forêts, j’étais dans l’improvisation, le mystère, la venue de la lumière avec le noir. Je n’ai pas fait de croquis, de crayonné, de dessins, ce n’est pas la même démarche. L’encre, c’est un autre monde, cela de la sensibilité de la plume, de la variation des tremblements de la main, c’est quelque chose de très intime.

L’instrument est très sensible, difficile. Il faut bien le gérer, car il peut vous emmener là où vous ne le voulez pas. L’encre est très sensible aux petites variations du trait.

Durant vingt ans, j’ai eu l’impression de ne pas connaître les encres, car la beauté vient de l’improvisation. Mais on peut développer un contrôle de la ligne. Il y a quelque chose d’intime et l’effet lui-même est différent: à la plume, je fais surtout des petits dessins. Le tracé de la plume ressemble aux aiguilles des électrocardiogrammes, ou des sismographes.

Le travail au crayon, lui, est très fatiguant, par son lien au corps. Quand on a la santé physique, on peut faire des grandes surfaces! Il faut pour cela être en harmonie avec son corps. Après une période durant laquelle je ne travaille qu’à la plume, revenir aux grandes surfaces nécessite de l'entraînement.

8-11_Nelle Profondita 2004 -® Lorenzo Mattotti -® FHEL 2015

En quoi Henri Michaux a-t-il compté pour vous?

Pour moi, Michaux est la preuve qu’on peut traduire les émotions de la réalité avec un langage complètement métaphorique, parallèle, tout en gardant la même force dans les émotions. C’est la concrétisation littéraire de l’ouverture d’une fenêtre. Découvrir cet auteur m’a donc permis de poursuivre un chemin personnel à travers les émotions, les souvenirs. Plume parle de choses comme si c’était quelqu’un d’autre, avec une nette ironie face au drame, avec une distance intelligente. Lorsque je l’ai découvert, je traversais une période bizarre: j’adorais un roman comme L’Heure de la sensation vraie, de Peter Handke, qui relève du nouveau roman hyper réaliste, et en même temps, je me passionnais pour Michaux. En fait, ces deux auteurs parlaient presque du même monde, mais en utilisant des mots différents. Dans mon travail, j’ai peut-être fait une synthèse des deux.

La série Rooms doit-elle se regarder comme une série ou peut-on envisager les œuvres individuellement? Comment concevez-vous le travail en série: comme des variations, plusieurs essais, un ensemble?

Les séries permettent de se sentir libre de ne pas dire que l’on a fait une peinture et que c’est la bonne, que c’est fini. Dans Rooms, j’ai gardé la structure, qui me plaisait beaucoup, et travaillé l’atmosphère, très obscure. Ce travail est proche de la méditation, et je trouve très intéressant d’aller au bout de ce que l’on ressent.

Stanze, ce sont de continuelles variations. Ici, c’est la matière qui change, puisque j’ai testé le carbone, le fusain, l’encre.

Mais je dirais que je n’ai jamais vraiment réussi saisir mes sujets jusqu’au bout. Peu à peu, le sujet perd son importance, je ne travaille pas avec le même genre de concentration. Le sujet se consume dans mon esprit, puis d’autres sujets arrivent et me fascinent davantage.

Vous parliez de méditation?

Le dessin est un travail méthodique: il s’agit de faire des traits. À un certain moment s’installe une très légère transe, lorsqu’on est dans un état d’extrême concentration. En dessinant, on a la possibilité de beaucoup réfléchir, d’exercer sa sensibilité. La répétition jour après jour ressemble en effet à un exercice spirituel. Il s’agit de comprendre ce que procure le fait de passer un petit rose sur un gris. Dessiner rend hypersensible, c’est un travail au jour le jour, comme un musicien.

Lorsqu’on reste longtemps devant Racconti analitici (salle Psyché), on entend les exclamations et interrogations étonnées des visiteurs, qui se demandent ce que vous avez dans la tête! Avez-vous conçu ces dessins comme le dévoilement de votre intériorité, ou comme un dialogue avec le travail de Freud?

Freud a ceci de passionnant que chaque épisode qu’il raconte suscite beaucoup de visions, qui vont jusqu’à s’annuler les unes les autres. Il développe tellement qu’il devient compliqué de choisir quoi mettre. Mon travail offre donc une synthèse de ses textes et de mes visions intérieures, dans un processus de dialogue. L’enfant qui cherche le sein de sa mère, par exemple, n’apparaît pas dans les textes de Freud. Je voulais trouver des images qui puissent traduire ces derniers, et il faut pour cela lire Freud entre les lignes. Chaque épisode qu’il transcrit fournit lui-même une façon infinie de l’interpréter.

En tant qu’illustrateur, je me pose nécessairement la question de l’inconscient, ce dont témoignent mes cahiers: ils contiennent mes symboles, mon passé. On pourrait dire que ce sont des cahiers freudiens. Mais pour ce projet, je me suis dit qu’il fallait partir de ce que Freud raconte. Un des plus grands illustrateurs de Freud, pour moi, est Roland Topor. Je crois que je suis trop pudique pour aller jusqu’au bout! C’est pourquoi j’ai réalisé des illustrations du type illustrations de jeunesse, comme pour le projet sur Pinocchio. C’était le seul moyen pour moi de raconter des histoires tellement morbides et folles.

Ainsi, l’image de cet homme barbu au torse de femme [p. 65 dans la catalogue] vient du journal intime de ce patient que Freud a décrypté. Il a passé plusieurs année à l’hôpital: à l’origine, il était comptable, un homme tout à fait dans les normes. Mais il était habité par ça! Il avait des délires religieux, et croyait que pour être en contact avec Dieu, il devait se transformer en femme. Il parlait aussi de martiens. Je n’aurais jamais inventé ça! Mon image est ce qu’elle est grâce à Freud. Je prends un grand plaisir à détourner des classiques. L’illustration permet d’apprendre beaucoup, puisque parfois, on travaille sur des livres que l’on n’aurait jamais lus.

The Raven est aussi une série qui présente une synthèse, entre l’univers de Lou Reed et celui de Poe. De manière générale, votre œuvre est intrinsèquement celle d’une rencontre, qu’elle illustre ou non, et vos influences sont nombreuses (en littérature, en cinéma, en musique). Comment travaillez-vous ce geste de synthèse?

Quand Lou Reed m’a demandé de collaborer à ce livre, je ne savais pas vraiment dans quelle direction il voulait aller. Après notre rencontre, il m’a laissé très libre dans l’interprétation, il m’a dit de suivre la musique, mes inspirations par rapport au texte, à la musique. J’ai donc pu approfondir mes cauchemars privés, mes recoins sombres, et j’ai pu creuser ces côtés noirs parce que j’étais en bonne compagnie: avec Lou Reed, je n’avais pas peur d’être trop dur ou trop sombre. Avec Lou Reed, je pouvais m’exprimer librement. Cela m’a poussé beaucoup à développer certains aspects que je n’aurais pu développer autrement.

Ceci dit, chaque livre est une expérience en soi. Pour certains projets, je me donne des limites, des cages, des coordonnées que j’essaie de suivre. Dans le travail sur Freud, pour y revenir, j’aurais pu me balader davantage dans mon inconscient, mais j’ai essayé d’être fidèle au texte et aux idées qui pouvaient venir à la lecture des textes. J’ai voulu y faire un travail plus précis par rapport à eux.

Dans le cas de Lou Reed, je ne parlerais pas de carte blanche car il contrôlait, on choisissait ensemble, au fur et à mesure, mais au niveau de la liberté d’expression, des techniques, du choix de la plume, du pinceau, des couleurs, de l’encre, j’ai pu faire mes choix.

Dans Hansel et Gretel, le noir domine et les silhouettes des personnages sont noyées dans ce noir de la forêt. Vouliez-vous montrer que l’humain est avalé par la forêt, par la nature?

Ce projet s’inscrit dans une recherche sur les paysages, sur les forêts noires, mais je travaillais sur la lumière à l’intérieur du bois. Par hasard, j’ai reçu cette demande d’illustrer Hansel et Gretel. J’ai donc ajouté des personnages et commencé à construire une narration. Avant cela, ma recherche était presque abstraite, et le vrai sujet, à l’origine, c’est la nature, dans toute sa violence. On peut aussi y voir un labyrinthe mental, la perte de repères de la part des enfants, qui d’ailleurs pourrait se produire dans la ville. Cela correspond alors à la dimension existentielle de ce travail.

Vous parliez de la lumière, pouvez-vous revenir sur cet élément?

La lumière, c’est ce qui nous permet de voir toute l’image. Cette lumière blanche conduit à réinterpréter l’image, à la comprendre, à la voir. C’est grâce à elle qu’on peut décrypter l’image, même si elle semble éloignée, au creux de cette forêt sombre. Les images sont violentes car elles racontent une histoire violente. Mais la lumière apporte le repos du regard. Peu à peu, dans le noir, on voit l’espace, la profondeur.

Dans Altrove, quelle image de la Toscane vouliez-vous montrer?

C’est également un travail sur le paysage, plus exactement la fin d’un itinéraire sur l’espace, le paysage, sur les lignes, sur la composition du paysage. Auparavant, j’avais fait beaucoup de travaux sur le paysage en noir et blanc, et Altrove en est l’aboutissement en couleurs – ou le début – d’une nouvelle façon pour moi de peindre des paysages.

Les paysages de cette série sont colorés, vivants. Peut-être un jour en viendrai-je à réaliser des paysages avec des personnages comme dans Oltremai: cette série est dans la continuité d’Hansel et Gretel.

 

 14-07_Anonymes 2000 -® Lorenzo Mattotti -® FHEL 2015


Propos recueillis par Natalia Leclerc

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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