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Les modulations concrètes et hypnotiques d’ESB

Astropolis l'Hiver 2016 c'était aussi un retour au son originel de l'électro avec le concert de synthés analogiques d'ESB. Ce trio formé par trois musiciens esthètes - Thomas Poli, Lionel Laquerrière et Yann Tiersen - réinvestit ces belles machines de collection des années 70-80 pour moduler des ondes et créer de nouvelles plages rythmées et très hypnotiques.

Rencontre avec Thomas Poli, expérimentateur de sons à l'inventivité éclairante.

Guitariste et claviériste chevronné, vous avez rejoint Yann Tiersen et Lionel Laquerrière passionnés de synthés analogiques comme vous. En quoi ce projet musical d'ESB vous a-t-il attiré?

J'ai rencontré Lionel en rejoignant la tournée de Yann Tiersen Dust Lane (ndlr: album qui marquait une sorte de reconstruction sonique du compositeur breton en 2010). Nous étions tous les trois influencés par la musique allemande de la fin des années 70, le Krautrock et les premières nappes hypnotiques de Kraftwerk. J'avais acquis un Korg MS20 au début des années 2000, j'étais fasciné par ce type de clavier depuis l'adolescence. C'est comme la machine d'un astrophysicien, on en sort des sons d'une texture particulière. Nous avons commencé à bricoler pendant les balances des concerts, en adaptant les morceaux de l'album de Yann à l'électro, en s'amusant sur nos beaux synthés.

Un festival italien, Acusmatiq, à Ancône, nous a alors demandé de porter cette version en scène pour une date, et le jeu est devenu un projet musical. Nous avons composé ensemble comme un groupe dans un garage avec nos trois personnalités et chacun deux synthés. Ces morceaux sont devenus un album, Square/Triangle/Sine, sorti sur un label allemand Bureau-B, en octobre dernier. Depuis ESB, c'est quelques concerts par an, nous menons nos propres projets en parallèle. Ces trois lettres sont un jeu de mots en allemand, Elektronische StaubBand, une sorte de traduction de Dust Lane.

Ce parti-pris pour la musique analogique, c'est un retour aux fondamentaux de l'électro: pouvez-vous décrire votre son? Pensez-vous avoir une légitimité particulière étant fondamentalement musiciens tous les trois?

Nous ne sommes pas issus de la scène électro mais nous n'avons pas de prétention à passer un message, ESB n'est pas une musique intellectuelle, c'est un mélange rythmé et mélodique. Nous aimons ces vieux synthétiseurs pour leur son originel, contrairement aux claviers modernes qui imitent le son. Nous modulons de l'énergie, ces vraies ondes se transforment et sont amplifiées à travers les enceintes, elles parlent aux oreilles et continuent à vibrer dans le corps. C'est très prenant, répétitif, planant, nous avons un vrai plaisir à jouer. À chaque concert c'est différent, nous avons notre trame mais nous improvisons aussi durant ces plages musicales, les vibrations sont différentes les tensions plus ou moins étirées à chaque fois.

Pour ma part, je suis aussi influencé par la musique concrète de Pierre Schaeffer et de Pierre Henry. Ils ont travaillé la matière sonore comme des ingénieurs, manipulé et découpé les bandes, expérimenté les collages sonores. C'est une véritable esthétique musicale fondée sur la recherche.

Pourquoi avoir choisi cette disposition scénique, vous trois en cercle à vos machines parmi tous ces câbles et au coeur du public. Comment avez-vous vécu ce concert à Astro l'Hiver ?

C'est le festival qui nous a proposé de faire le set de cette manière et c'était une très bonne idée. Cela casse le rapport frontal traditionnel scène-salle. Nous avons eu un grand plaisir à jouer, nous sentions le public vibrer autour de nous, un très bon moment. Même si l'on est un peu statique, il y a quelque de chose de visuel et de chaleureux dans cette installation, on nous voit moduler. Si l'on peut percevoir notre plaisir, c'est bien, car nous utilisons de multiples fonctionnalités pour obtenir des grains de texture différents, des sons soyeux, ronds ou tranchants. Le concert a duré plus longtemps que prévu je crois, le public s'est laissé prendre, il y avait de bonnes sensations.

Cela nous importe aussi de pouvoir ouvrir ainsi des frontières. Pour cette première soirée du festival, nous avons fait un pont entre le pop-rock et l'électro.

Astropolis hiver 2016 - crédit : Matthieu Le gall

Astropolis hiver 2016 - crédit : Matthieu Le gall

Dans quel type de salle vous sentez-vous bien à jouer ce set d'ESB, comment pouvez-vous évoluer ?

En fait ESB peut jouer partout, nous avons fait une très belle tournée dans les petits clubs en Allemagne et en Italie à l'automne dernier, avec notre label Bureau-B qui est allemand. Nous sommes passés aussi dans des endroits incroyables comme la Maison des cultures du monde à Berlin et à Düsseldorf sur les traces de nos pionniers comme Roedelius et Kraftwerk. Nous avons reçu un super accueil du public allemand qui a  bien intégré ces influences, ils ont une scène très active.

ESB pourrait aussi bien jouer en festival d'été. Notre volonté est d'évoluer vers cette identité de groupe car nous composons à trois mains et nos récentes scènes nous y encouragent vraiment. Ce n'est pas toujours très simple de se distinguer de la popularité de Yann mais nous avons très envie de tourner en France. On espère pouvoir annoncer de nouvelles dates de concert d'ESB après celle de Rennes début mars.

Après ces riches expériences, votre premier groupe Montgomery, des collaborations avec Olivier Mellano, deux tournées avec Dominique A puis une avec Lætitia Shériff, quels sont vos projets personnels?

J'ai vécu de très belles expériences sur les tournées de Dominique A qui a changé d'équipe sur sa dernière tournée Eléor. Ce sera toujours un grand plaisir de jouer avec lui, il est très à l'écoute et curieux d'expérimentation. Nous venons de terminer en décembre un an de tournée avec Lætitia Shériff, durant laquelle nous avons fait de belles rencontres et joué dans des lieux très différents, de cafés-concerts en salles (La Carène à Brest, le Grand Mix à Tourcoing etc.). Nous étions toujours sur la route et avons partagés des bonheurs immenses. Ce sont des souvenirs d'énergie dingue en festival aussi, aux Eurockéennes et aux Vieilles Charrues l'été dernier, à Luzern en Suisse, à Québec. Le soir du 13 novembre nous étions toujours en concert, ce fut terrible d'apprendre les attentats et le drame du Bataclan en sortie de scène. Quelques jours après, nous avons joué à Paris au Petit Bain, l'émotion était belle avec le public.

À présent, je vais davantage me consacrer à mon label indépendant Impersonnal Freedom, à Rennes. J'édite essentiellement des vinyles et des cassettes par nécessité de revenir au son, à cette qualité et temporalité du son que le digital ne permet pas. À venir, par exemple, un 45 tours de deux morceaux de Dominique A, Sous la neige et Bel animal, que j'ai enregistrés. Ce sera un objet de collection, en édition limitée.

J'aime expérimenter, travailler la matière et surtout combiner différemment des manières de jouer certains instruments pour trouver de nouvelles textures sonores. Il y a des espaces intermédiaires à explorer entre les styles musicaux. Avec ESB, on s'est affranchi du Krautrock, ce sont nos instruments qui sont identifiés à ce style, à cette époque-là. On ne joue pas du tout la même chose même si nous avons assimilé ces influences, nous en avons beaucoup d'autres dans ce vaste paysage des musiques actuelles. Les instruments permettent toujours de l'inventivité.

Propos recueillis par Marguerite Castel

ESB sera en concert à l'Ubu à Rennes, le 4 mars, au festival Les Embellies

Album Square/Triangle/Sine label bureau-b http://www.bureau-b.de/ESB.php

Crédit photo de couverture : Thomas Kerleroux

About the Author

Journaliste freelance, Marguerite écrit dans le Poulailler par envie de prolonger les émotions d’un spectacle, d’un concert, d’une expo ou de ses rencontres avec les artistes. Elle aime observer les aventures de la création et recueillir les confidences de ceux qui les portent avec engagement. Le spectacle vivant est un des derniers endroits où l’on partage une expérience collective.

 

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