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Les voix polyphoniques du quatuor ukrainien conjuguées aux rythmes du monde nous happent dans un tourbillon des genres et nous envoûtent d'un savoureux choc des cultures. Un délicieux coup de foudre.

Costumes exubérants faits d’un pêle-mêle de cultures ukrainiennes et de théâtre, quatre voix puissantes et affirmées, percussions lourdes et précises comme des marteaux pilons, violoncelle nerveux et glissant, des accordéons de toutes tailles, un piano. Voici planté le décor visuel et sonore du monde de DakhaBrakha, "tête" d'affiche du festival No Border #5. Un concert décalé, généreux, mené tambour battant, plein d’humour et servi par une mise en scène aussi sobre qu’intelligente. DakhaBrakha excelle dans l’art de la bousculade tout en restant assis sur scène. Ses voix polyphoniques conjuguées aux rythmes du monde nous happent dans un tourbillon des genres et nous envoûtent d'un savoureux choc des cultures.

Tourbillon des genres

"La culture ukrainienne est notre héritage, il nous semble important de la sauver pour l'affirmer. Elle a cette force d'être diverse car influencée par les cultures arabes, ottomanes, slaves et occidentales. Nous poursuivons le mélange de cette riche matière avec nos propres influences contemporaines. Ce mixage est très créatif. Nous devons le transmettre pour valoriser l'identité ukrainienne qui a été longtemps mise à l'index par les différentes invasions de son histoire", nous confie Marko Halanevych pour nous éclairer sur ce répertoire. Un travail de collectage minutieux associé à une véritable entreprise de renaissance, afin de donner à ces chants une énergie contemporaine, une poésie universelle. "Nous partons d’un matériau brut, fait de chants rituels pré-christianiques ou chamaniques (l’appel au printemps), de quelques chansons d’amour et de comptines pour enfants, glanés dans les campagnes et montagnes ukrainiennes. Nous bâtissons alors une rythmique, nous ajoutons une instrumentation inspirée de notre écoute du monde. Avec des emprunts au Japon, à l’Australie, à l’Afrique. Nous restons connectés à la diversité du monde!"

Un Frère Jacques version rap trash, une À la volette façon "Tambours du Bronx". Cette musique est libérée et jubilatoire! Ancestralo-techno, tribalo-transe ou trad’hip-hop: elle vient nous chercher au fond de nous-mêmes tant elle semble spontanée et universelle. Dakha – donner, brakha – prendre ; toute leur philosophie se résume dans le nom qu’ils se sont choisi.

L'empreinte théâtrale

Il s’agit de musique, mais aussi de théâtre et de politique. Le groupe se forme en 2004 au Théâtre Dakh de Kiev, autour de Vladislav Troitsky, son directeur artistique. L'idée est de se réapproprier et de valoriser sur scène des éléments de la culture ukrainienne, malmenée par les bottes de Moscou. Marko Halanevych, l’acteur, invite alors trois chanteuses professionnelles, pour accompagner un cycle de performances sur l’Ukraine mystique autour de pièces de Shakespeare. S’il ne subsiste aujourd’hui que le groupe, l’empreinte théâtrale est encore vivace: quatre acteurs-chanteurs se campent en musiciens, tantôt sérieux et concentrés, tantôt grandiloquents ou inspirés. "On crée de la musique comme on crée au théâtre. Jusque dans les costumes, qui ne sont pas d’authentiques habits traditionnels, mais qui sont notre marque de fabrique."

Jouer un musicien qui joue tout en jouant, cela n’a rien d’inné. Les accordéons sont réels, tout comme le piano, les flûtes, les tambours et le violoncelle. De ces instruments, il faut jouer et jouer juste. C’est le premier défi relevé par le quatuor. On pourra toujours dire que leur technique n’est pas académique, qu’on n’a jamais vu tenir un violoncelle sur le côté. Mais comment savoir si justement, ce ne sont pas des années de pratique qui autorisent ce genre de fantaisie? Qui pourrait croire, entendant la justesse des instruments et leur précision d’horloge, que les interprètes n’ont jamais appris à en jouer avant la création du groupe?
"Seul le son du rendu final est important. Les instruments sont ajoutés selon le strict besoin, mais nous n’avons pas de formation instrumentale. C’est surtout beaucoup de travail! Parfois, nous sommes même gênés lorsque les spectateurs nous félicitent pour nos qualités d’instrumentistes."

La mise en scène, les costumes, le jeu des acteurs-musiciens, tout est parfaitement maîtrisé, jusqu’aux grimaces de ces quatre oiseaux lorsqu’ils se prennent à imiter les vocalises des animaux de la forêt. Nous voilà perchés sur les branches de hêtres des Carpates, tant le travail sur le son et les mimiques est à la fois drôle, émouvant et extrêmement réaliste. Car la mise en scène statique impose un autre tour de force, celui de n’avoir que le visage et quelques gestes des mains pour transmettre les émotions. Tout passe par ces yeux qui brillent, ces sourires qui fleurissent, ces légers hochements de tête, ces sourcils qui se froncent et se défroncent. Malgré l’intensité de la musique, les visages affichent un calme olympien, les hautes toques noires dodelinent gentiment. Contraste saisissant de ces corps qui se déchainent sur les instruments, comme pilotés à distance par ces têtes souriantes. "Notre façon de jouer et de nous mettre en scène crée une atmosphère spéciale, qui peut toucher au dramatique dans son intensité."

Expression politique

Dramatique également dans le contexte politique en Ukraine. "Le message que nous portons est simple: donner aux Ukrainiens l’occasion d’être fiers de leur culture. Nous voulons vivre dans la paix, dans un pays libre."
Touché en plein cœur, le public se lève comme un seul homme car un concert de DakhaBrakha se vit comme un coup de foudre. Un drapeau ukrainien fait irruption sur la scène, comme un message d’espoir à l’adresse du monde, signé d'un kenavo bouillant de Marko Halanevych sur le dernier coup de tambour. "Nous venons d’Ukraine libre". Car tout le projet artistique du groupe est une expression politique, un combat de libertés. Liberté fondamentale des peuples à disposer d’eux-mêmes, liberté insolente et débridée de création, liberté inaliénable de l’expression d’une culture qui se revendique sans pour autant se figer dans un nombrilisme stérile. Evidemment, ils étaient place Maïdan en février 2014 avec les Dakh Daughters, leurs jeunes sœurs du théâtre Dakh.
Après une tournée internationale qui les amènera jusqu’aux États-Unis prochainement, Dakhabrakha réintègre son laboratoire musical. "Nous avons enregistré un nouvel album avec des musiques issues de toute l'Ukraine. Mais l’enregistrement ne nous satisfait pas totalement. Notre tournée s’achèvera par un grand concert à Kiev dans les prochains mois dont nous extrairons probablement des enregistrements en live."
Difficile de savoir si un prochain disque arrivera à nous replonger dans la transe de DakhaBrakha. L’écouter sera au moins un geste militant et assurément grisant.

Marguerite Castel et Matthieu Deuzelles

 Crédit pour l'ensemble des photographies de l'article : Eric Legret

 

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