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Le pianiste de jazz franco-serbe était à No Border en duo avec le chanteur breton Erik Marchand et sera bientôt en tournée avec Julien Loureau, saxophoniste audacieux. Rencontre avec un artiste européen dans le sang, explorateur dans l'âme, talentueux dans les faits et adepte du hors-cadre.

Comment décririez-vous le duo "impromptu" que vous formez avec Erik Marchand? Comment dialoguent vos univers musicaux?

Bojan Zulfikarpasic: J'ai entendu parler des recherches d'Erik Marchand sur la musique populaire des Balkans il y a vingt ans; je ne connaissais pas la musique bretonne. Sa démarche m'a intéressé, elle me semblait originale. J'ai vite compris qu'il n'enfermait pas sa culture dans la tradition. Au contraire, il l'accentue pour la rendre plus visible. J'étais sur la même démarche avec la musique serbe. Nous sommes tous deux issus d'une partie de l'Europe dans laquelle nous puisons notre matière. Nous sommes des puristes des deux côtés et nous aimons mélanger, prendre des choses opposées et ça fonctionne. Nous avons des manières de vivre la musique et de la transmettre assez proches et nos musiques populaires respectives ont des proximités anciennes dans la forme, notamment les quarts de ton. Comment associer ses morceaux du répertoire breton à mon jazz? J'utilise le piano électrique surtout, car je le désaccorde volontiers, il me permet de bien correspondre aux modes qu'il utilise, aux sonorités que son chant renferme car il diversifie les timbres. Le reste est une affaire de personnalité, nous avons du plaisir à jouer ensemble même si c'est rare, car nous expérimentons. Nous nous sommes bien rencontrés.

Que retenez-vous de votre expérience de maître "transmetteur" avec KBA# 3? Quel est le plus important à transmettre?

Cela fait longtemps que je cherche là où ont disparu les musiques traditionnelles. En France beaucoup de choses ont été jetées, les musiques ont disparu ou ont laissé peu de traces lors de l'unification française, sauf en Bretagne et en Corse. Alors que l'Italie et l'Espagne ont préservé beaucoup de leur répertoire populaire traditionnel. Le cursus proposé par Kreiz Breizh Akademi se rapproche de ma démarche, j'ai accepté de m'y associer essentiellement pour y apporter mes idées d'ouverture sur les sections rythmiques. Ce qui supposait de s'appuyer sur la transmission orale seulement. Il faut que les musiciens apprennent par cœur pour se dégager de la partition et ressentir la musique, ce qui rend possible la création.

De qui avez-vous reçu? D'ou vient votre goût pour le "bricolage" des instruments?

J'ai joué du piano classique dès l'âge de cinq ans et j'ai développé ce profil de musicien durant dix ans. Mais il y avait en moi un pianiste qui travaille à l'oreille. Je ne voulais pas devenir un concertiste, alors je suis allé vers le rock-pop puis le jazz pour cette dimension orale et inventive. J'ai rencontré Henri Texier en 1991 et nous avons fait une tournée qui passait par la Bretagne justement. J'ai un très bon souvenir de rencontres avec le guitariste Dan ar Braz, Kristen Noguès, le Bagad de Quimperlé qui adoptaient cette démarche d'ouverture musicale à partir d'un répertoire ancien. J'ai aussi monté Koreni avec huit musiciens de nationalités différentes pour pousser à fond le métissage entre les Balkans et le jazz. C'est un voyage au centre de la balkanitude...
Le piano est un instrument idéal pour tenter des expériences car il est mécanique. Je trafique beaucoup de choses avec mon Fender Rhodes (ndlr : le xénophone est son invention), c'est incroyable tout ce qu'on peut tirer d'un instrument. Il m'arrive d'utiliser le caisson du piano pour jouer des percussions. J'aime chercher, explorer, trouver des effets.

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Vous tournerez bientôt avec le saxophoniste Julien Loureau, un complice de longue date, quel est votre projet?

Avec Julien Loureau nous sommes de la même génération, c'est une relation complice de longue haleine qui a scellé une réelle amitié. Nous nous sommes développés ensemble en fréquentant les clubs de jazz parisiens à la fin des années 80, et en en créant notamment Trash Corporation, un groupe expérimental. Nos carrières de solistes se ressemblent (ndlr: tous deux ont décroché un premier prix de soliste au concours national de Jazz de la Défense), nous avons pris des chemins de traverse avec l'envie de dépasser les frontières géographiques et musicales pour incarner un jazz européen de notre époque qui s'affranchit du formatage. Nous jouons de manière physique, mon piano et son saxo se rencontrent grâce à l'énergie du métissage. Nous pouvons monter sur scène et chercher devant le public, jouer sans idée préconçue et improviser pleinement.
Nous entamons prochainement une tournée de quinze dates, dont une au New Morning à Paris, dont nous tirerons des enregistrements. Le disque sera financé par du crowfunding car nous pensons que l'industrie du disque évolue vers le bas. Donc nous nous adressons directement au public. C'est une grande remise en question pour nous. Nous espérons aussi jouer sur les festivals jazz de l'été.

Votre prochain album intitulé Modern Times fait-il référence au film de Chaplin? Que vous inspire ce cinéaste?

Je n'aime pas me répéter alors je veux utiliser le reste de ma vie pour essayer des choses. Je viens d'enregistrer en duo avec le tromboniste allemand Nils Wogram un album qui sortira courant 2016 et mon nouveau projet Modern Times est aussi prévu courant 2016, avec des chansons dont les paroles sont écrites sur des mélodies.
Si je fais cette référence à Chaplin, c'est aussi pour son film Le Dictateur. C'est une œuvre importante dans l'histoire du cinéma car aucun studio ne voulait le financer, par crainte de représailles d'Hitler. Alors il l'a fait tout seul et c'est une prise de position claire. Cela m'attriste de voir que les artistes s'effacent des prises de position politiques aujourd'hui, alors que la médiocrité gagne. Les artistes doivent proposer des rêves, soutenir cette idée qu'un autre monde est possible.

Vous avez vécu les heures sombres du conflit serbo-croate durant les années 90, quel regard portez-vous sur l'Europe aujourd'hui?

Depuis vingt-cinq ans que je vis en France, je vois cet appauvrissement de l'expression artistique, le recul de l'éducation. Or je reste un Européen convaincu – d'ailleurs je la vis chez moi, l'Europe. Ma femme est hollandaise, mes enfants vont à l'école en France, à la maison on parle quatre langues. Vous en Bretagne vous semblez moins être dans le repli sur soi qu'ailleurs car vous n'avez pas de frontière. Ce sont des côtes et derrière il y a l'océan. On ressent bien à Brest cette envie de sortir et d'être ensemble par la musique. C'est No border!

 

Prochains concerts de Bojan Z en janvier 2016 :
le 12 en duo avec Michel Portal - Le Cheval Blanc, Schiltigheim
les 15 et 16 à Annonay et Aubenas duo avec Julien Lourau
les 21,22 et 23 au Jazz Club de Dunkerque duo avec Julien Lourau
le 25 à Nevers duo avec Julien Lourau

About the Author

Journaliste freelance, Marguerite écrit dans le Poulailler par envie de prolonger les émotions d’un spectacle, d’un concert, d’une expo ou de ses rencontres avec les artistes. Elle aime observer les aventures de la création et recueillir les confidences de ceux qui les portent avec engagement. Le spectacle vivant est un des derniers endroits où l’on partage une expérience collective.

 

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