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Entretien avec le cinéaste Philippe Faucon, à l’occasion de la présentation en avant-première au cinéma Les studios de Fatima, film sobre et bouleversant sur le destin de femmes confrontées à la question du déterminisme social et de l’émancipation.

Pour reprendre une belle idée de Rémy Bouguennec, vos personnages féminins sont-ils tous des mères courages ?

Pas forcément. Dans mon cinéma, il y a des mères destructrices. Il est vrai que dans mon dernier film Fatima est une figure de l’héroïsme au quotidien. Elle incarne toutes ces femmes qui sont souvent inaperçues socialement, mais que j’ai voulu montrer. Elle a une façon très opiniâtre de s’accrocher et d’établir une communication avec ses enfants, qui ne sont pas nés dans le même pays qu’elle.

Vous filmez des vies minuscules qui sont en fait tout le contraire de ce que l’adjectif impose de péjoratif. J’ai pensé à la notion que George Orwell a forgée pour désigner la classe ouvrière britannique, « la décence ordinaire ». Vous avez choisi de faire de Fatima une femme divorcée, s’occupant quasi seule de ses deux filles.

Oui, mais c’est ce qui correspondait à la réalité de l’auteur du livre Prière à la lune, Fatima Elayoubi, de qui je me suis inspiré pour construire mon personnage. Elle porte une partie des efforts éducatifs sur elle, mais à un niveau très ingrat, puisque son travail de femme de ménage pour assurer l’avenir de ses filles n’est pas valorisant ou valorisé. Il y a chez elle l’obsession que ses filles ne subissent pas le sort de relégation sociale qui est le sien.

Elle maintient un rapport de classe très net avec son employeuse. Pas de fraternisation excessive, mais une conscience omniprésente d’un rapport de sujétion économique.

Oui, elle est très vigilante quant à cela. Aucune connivence.

J’ai vu Fatima comme un contrepoint de votre film précédent, La Désintégration. Autant ce dernier film est féminin, porteur à travers Nesrine, fille aînée de la famille, d’une exceptionnelle réussite scolaire, autant La Désintégration est un film masculin, où l’échec scolaire joue un rôle essentiel dans la dérive vers le radicalisme islamiste des personnages. Avez-vous pensé ainsi la succession de vos deux œuvres ?

Ce n’était pas conscient. Il est vrai qu’en sortant de La Désintégration, j’avais besoin d’un horizon. Quand a été fait ce film sur la progressive dérive islamiste de deux jeunes gens, pour qui le fait de ne pas souhaiter continuer à appartenir à la société dans laquelle ils sont nés est récupéré par quelqu’un qui va les entraîner dans un projet d’attentat, nous pressentions bien que cette fiction témoignait en fait d’une réalité très concrète dans notre pays. Le cinéma doit traiter ce genre de réalité, à condition de fuir la caricature, les simplismes et le sensationnalisme. Ces réalités étant cela dit plutôt surtraitées ou présentées à l’excès, il m’a semblé nécessaire de montrer d’autres types de personnages ayant peu de visibilité au cinéma, ainsi celui de Fatima, qui se lève à cinq heures du matin pour ramasser les poubelles ou faire les ménages, et qui a le souci que ses filles trouvent une autre place que la sienne dans la société.

Pour prolonger cette idée de contrepoint, autant la religion est une préoccupation centrale dans La Désintégration, autant la religiosité de Fatima est très discrète.

P.F. : J’ai choisi de ne pas la souligner, car ce n’était pas nécessaire. Au départ, le personnage n’était pas une femme voilée, car l’auteur du livre est une femme qui ne porte pas le voile, tout en étant croyante, parce qu’elle appartient à une génération où ce n’était pas spécialement revendiqué. J’ai fait le choix d’une actrice qui porte le voile. Je trouvais intéressant qu’elle le porte sans que cela soit un sujet ou une problématique du film, et qu’elle apparaisse comme n’importe quel personnage. Fatima Elayoubi, à qui j’ai montré des essais, a approuvé mon choix, tout simplement parce que beaucoup de femmes portent le voile aujourd’hui.

Ne pas parler de religion permettait d’éviter aussi les clichés habituels.

Tout à fait. Je ne voulais pas en rajouter sur ce cliché des femmes maghrébines voilées forcément pétrifiées de rigidité.

Ce qui est très touchant dans votre film, et le travail des actrices, est que vous cherchez à montrer la beauté de ces femmes, certes pudiquement, mais de façon attentive à leur peau, à son grain. Fatima massant le dos de Souad, ou écrivant son journal de façon légèrement alanguie sur son lit offre l’occasion de scènes très délicates, et risquées pour elle.

Pour l’actrice jouant Fatima, c’était un très gros effort de sa part que de se montrer sans le voile, et parfois le cou, le bras et les épaules nus. Elle-même a proposé la solution que de porter une perruque, ce qu’aucun spectateur, je crois, ne peut percevoir. La propre monteuse du film n’a rien remarqué, après quatorze semaines de travail. Elle ne l’a appris qu’à Cannes. Tout s’est fait avec l’accord de l’actrice bien sûr, en sachant que cela allait peut-être lui attirer des critiques ou des reproches. Elle a en a parlé à son père, c’était important pour elle. Ce qu’elle donne est beaucoup, et très émouvant.

Cette audace corporelle accompagne d’ailleurs bien le mouvement d’émancipation du personnage, question qui est au cœur du film.

Absolument, et je crois que pour elle cela a été une façon de s’autoriser une rencontre avec son intimité, ce dont elle n’avait pas l’habitude, pour l’apporter au personnage qu’elle allait interpréter.

C’est vraiment ce que l’on appelle une expérience.

Oui, cette expérience a été très forte pour elle. A la fin du tournage, elle était très émue. Elle a tenu à dire au revoir à tout le monde. Le dernier jour, elle a attendu dans le hall de l’hôtel dès six heures du matin, afin de saluer toute l’équipe. Puis elle est retournée à sa vie d’avant.

Elle est venue à Cannes avec vous ?

Oui, bien sûr. C’est une femme qui a immigré, qui est venue dans un pays dont elle ne parlait pas la langue, où elle a donné naissance à des enfants qu’elle a élevés. Cannes, pour elle, n’était pas un événement apte à lui faire tourner la tête. Ce qui a été très fort, à Cannes, est que ses enfants, qui l’avait vue à la télévision, l’appellent pour lui dire qu’ils étaient fiers d’elle. Qu’elle soit allée au bout de cette aventure a été vraiment très important pour elle. En rentrant, l’institutrice de ses filles, qui l’avait vue aussi à la télévision, l’a saluée, ce qui était une forme de reconnaissance qui l’a touchée.

L’émancipation par la culture et la connaissance de Nesrine peut être vue comme une forme de trahison de classe par la communauté des voisins, mais Fatima est toujours solidaire de sa fille.

Oui, elles sont solidaires dans ce combat pour accéder à l’émancipation.

La question du soin est centrale également dans votre film, comme si les corps que vous filmez avaient besoin d’être réparés, caressés, confirmés.

Oui, je suis d’accord avec vous. Fatima Elayoubi a écrit, a tenu son journal. Elle s’est émancipée par l’écriture, qui est aussi une forme de soin, d’attention portée au plus intime, au plus fragile. Elle exprime ainsi en arabe, dans sa langue, ce qu’elle n’est pas en mesure d’exprimer auprès de ses filles ou de son entourage.

Ce que l’on voit dans Mustangs, film qui était aussi à Cannes, et que projette depuis près de trois mois le cinéma Les Studios, où vous allez intervenir.

Souvent, les mères sont dans une connivence très forte avec les filles qui ont la possibilité d’accéder à une autonomie ou à quelque chose dont elles ont été frustrées. Parfois les mères se font certes aussi les gardiennes d’un ordre intangible.

La langue arabe que vous faites entendre est très belle. Vos décisions de mise en scène me semblent des choix politiques, à une époque où l’ennemi intérieur est devenu le musulman de banlieue.

Oui, absolument. A propos de la langue, je suis marié avec une femme qui est d’origine algérienne, dont les parents sont venus d’Algérie. Elle dit que le français est sa langue maternelle, car elle a appris à parler à partir du français. Elle dit aussi que l’arabe est également sa langue maternelle, puisque c’est la langue de sa mère. Elle a donc deux mères. On se constitue véritablement à travers la langue.

Fatima lisant son journal au médecin qui la reçoit, femme d’origine maghrébine, lui fait aussi réentendre en quelque sorte sa langue maternelle.

Oui. La langue est vraiment le lieu le plus intime de la résistance, ce qui apparaissait par exemple dans mon film La Trahison à propos de la guerre d’Algérie. Chercher à déposséder quelqu’un de sa langue est d’une violence inouïe.

Qu’appelle-t-elle son « intifada » ?

Son combat est d’accompagner le plus loin possible ses filles dans leur émancipation, tout en ne perdant jamais le contact avec elles.

Votre actrice principale est non professionnelle. Quelles sont vos exigences lors du casting ? Faites-vous lire un texte ? Demandez-vous une improvisation ?

Ce qui m’intéresse est de trouver les points de rencontres entre la personne et le personnage. La réussite du film repose essentiellement sur la réussite du casting.

Comment l’avez-vous dirigée, pour ne pas ternir sa spontanéité ?

A partir du moment où je choisis quelqu’un pour incarner le personnage, je pense qu’il est beaucoup plus intéressant de tenter de faire venir le personnage à lui, plutôt que l’inverse en lui demandant de composer. Ce qui m’a frappé chez la personne jouant Fatima est que vraisemblablement chez elle la communication passait davantage par les gestes que par les mots. Je trouvais qu’il pouvait être beau de garder certains de ses gestes. Par exemple, quand elle est assise à côté de sa fille essayant de mémoriser en vain un cours de médecine, elle lui caresse spontanément le bras. A un autre moment, quand elle vient apporter à sa fille des plats qu’elle a préparés et que celle-ci met dans le frigo, elle utilise un petit mouchoir pour s’essuyer le visage, ce que je lui avais vu faire sur le plateau. Ces gestes disent parfois plus pour la vérité d’un personnage qu’un long discours.

Vous avez tourné La Désintégration dans la banlieue de Lille, Fatima à Lyon. Cherchez-vous à faire une sorte de cartographie de la France d’aujourd’hui dans son invisibilité médiatique.

Il y a bien sûr à l’origine de cela des raisons de production, mais je cherche effectivement à tourner dans des lieux différents. J’essaie de faire des contraintes de production un désir artistique.

On peut penser, face aux situations que vous décrivez, aux thèses de Pierre Bourdieu sur les déterminismes sociaux et le capital culturel. Ne craignez-vous pas, malgré l’honnêteté évidente de votre propos, d’être trop naturaliste. Des cinéastes comme Antoine Desrosières avec Haramiste, ou même Bruno Dumont avec sa série P’tit Quinquin ont choisi d’autres chemins. Vous avez obtenu l’aide du fonds « images de la diversité », ce qui peut être une tentative de récupération de la subversion, de la part de l’institution, ayant besoin d’objets à présenter pour maintenir l’apparence d’avancées sociales.

Mes personnages échappent d’une certaine façon au déterminisme social, vous l’avez souligné. Je vous rassure, on ne fait pas un film pour obtenir un tel fonds, mais, si on l’obtient, on ne fait pas la fine bouche. Vous avez raison toutefois, ce sont des questions à se poser.

Pourquoi le choix d’un cadre aussi fixe dans le filmage ?

Le choix d’un cadre se décide en fonction de la particularité du récit. Ici, nous sommes dans des situations d’intérieurs, d’appartements HLM, qui n’appellent pas un mouvement excessif. Je prends un grand soin à décider, même si cela à l’air très simple, quel est l’axe qui va le plus mettre en valeur le jeu, les visages, les intonations, les paroles. Il ne faut surtout pas que la caméra écrase ou entrave le jeu.

La question de l’identité empoisonne la vie politique française depuis quelques années. Puis-je vous demander ce que veut dire être français pour vous ?

Etre français signifie adhérer à un certain nombre de valeurs permettant un vivre ensemble, un destin commun, ce n’est pas une question d’origine, plutôt un projet.

Je vois Fatima comme un antidote au discours ambiant.

Oui, j’espère que ce film pourra avoir un peu cette fonction d’antidote, c’est urgent.


 

Retrouvez le film aux studios (Rue Jean Jaurès, Brest) à partir du 7 octobre 2015

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About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

One Comment

  1. dancefromthemat / 1 octobre 2015 at 23 h 41 /Répondre

    Belle entrevue

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