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Christophe Bataille, L’expérience, Grasset, 2015, 86 p.

Revue L’Infini, numéros 130 et 131, hiver 2014 et printemps 2015

La doctrine officielle française est que la force de dissuasion nucléaire de notre armée nous a permis de vivre en paix pendant plus de cinquante ans.

Peut-être, mais n’oublions pas ce qu’il aura fallu de sacrifices pour obtenir ce privilège.

« Garder la mémoire signifie méditer l’oubli », écrit Heidegger dans Acheminement vers la parole

Parce que notre capacité de représentation est la plupart du temps très limitée, nous avons besoin des romanciers, des poètes.  Pour nous ouvrir les yeux, et la conscience.

On estime à 150 000 le nombre de civils et de militaires ayant potentiellement été exposés aux radiations et essais nucléaires français. Qui s’en soucie ?

Entre 1960 et 1996, 210 essais nucléaires furent menés au Sahara (17) et en Polynésie française (193). 45 furent atmosphériques. Le paradisiaque atoll de Mururoa fut irradié pour plusieurs générations.

Les Américains refusant de communiquer les précieuses données recueillies à Hiroshima après le largage de la bombe atomique – On lira Notes de Hiroshima, de Kenzaburô Ôé, 1965, traduction française 1996 – l’état-major militaire de notre pays décida de faire ses propres expérimentations, en utilisant quelques-uns de ses soldats comme cobayes.

Aujourd’hui, les rescapés – cancers divers, maladies de sang ont fait leur travail d’élimination de la chair fraîche - veulent faire valoir leurs droits, et déposent auprès des tribunaux des demandes d’indemnisations. La plupart sont déboutés de leurs droits. Pourtant, ces hommes, quels qu’ils soient, sont des héros, et la République leur doit une entière reconnaissance.

Courage et goût de la vérité ne sont-ils pas des vertus démocratiques ? A Aubervilliers ou Vincennes, il est temps d’ouvrir les dossiers, et de les faire parler.

Dans un petit livre magnifique, L’expérience, Christophe Bataille, auteur avec le cinéaste Rithy Panh de deux livres magistraux consacrés au génocide cambodgien, L’élimination (2012) et L’image manquante (2013), poursuit son travail sur l’histoire du crime au XXe siècle , imaginant, dans une langue à la fois limpide et très tenue, le récit rétrospectif à la première personne, sous forme d’un cahier non précisément daté, d’un de ces sacrifiés – alternant réflexion sur le temps présent (sa femme, sa fille, sa peau partant en lambeaux, sa position de témoin imparfait, la nécessité d’écrire) et sur le passé de l’événement infini. Age d’alors : 21 ans.  

 

Incipit : « Ce jour d’avril 1961, on s’est assis au fond de la tranchée : c’était dans le désert, au nord de Tamanrasset. Un nulle part enclos de barbelés. La terre était presque blanche d’abord, puis grise avec de longs traits carmin. Je me vois encore fixer ce paysage à un mètre de moi. Et le ciel comme une plaque bouillante et triste. »

Des tranchées dans le sable, des hommes que la peur paralyse et transforme en petits garçons muets sous l’ombre du drapeau, un horizon métallique faisant des scaphandres blancs des torches de feu. En ces territoires de cailloux et de flammes, la parole existe-t-elle encore ?

« Je ne crois pas que mes hommes raconteront. Beaucoup sont malades. Certains sont morts, à trente ans. »

Au déclenchement du compteur – explosion de la bombe dans quinze minutes – les hommes savent que bientôt leur vie se mesurera en négatif et qu’ils appartiendront au monde d’après.

« Je raconte ce que j’ai vu. Et ce que j’ai vu, c’est mon corps transparent : un humain sur une paillasse de sable vitrifié. C’est ma cause, la cause de moi, de toi, de soi : notre cause, si nous voulons vivre. »

Sur le sable de Reggane, des soldats brûlés regardent une France qui les ignorera, aussi abandonnés que des lapins de laboratoires écorchés vifs.

Régnera désormais l’impossible : « L’oubli est diabolique ; le souvenir est diabolique. »

En 1958, Hannah Arendt écrit, dans La Condition de l’homme moderne : « Il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d’agir en habitants de l’univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire. […] S’il s’avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils. »

Si la technique façonne le réel à son image, on demandera aux poètes de faire vaciller le monde en faisant trembler la parole, et de faire retour à l’initial.

Comme se le demande en 1995 le philosophe Günther Anders dans son essai capital, Hiroshima est partout, est-il encore temps pour la patience ? Sur l’Internet (site de l’encyclopédie Wikipédia), la guerre fait rage : faut-il désigner Fukushima comme un accident ou une catastrophe ? Pour qui ne veut pas se laisser happer par la novlangue médiatico-politique transformant le désastre mondial en exotisme, la lecture de l’article que Michaël Ferrier consacre dans la revue L’Infini (numéro 130) à l’événement de Fukushima comme remise en question radicale du mythe nucléaire s’avèrera passionnant. 

Dans Libération (vendredi 15 mai), Thierry Gadault, auteur de Areva mon amour (François Bourrin éditeur, 2012), déclare : « EDF est sur le point d’obtenir une prolongation de la durée de vie de ses centrales nucléaires en exploitation. Or, au moins une quinzaine de réacteurs sont dans une situation critique, rendant probable un accident grave. Et personne n’est capable de dire comment évoluera l’acier des cuves si leur exploitation est prolongée au-delà de la limite des quarante ans prévue lors de leur conception. Trente réacteurs atteindront cette limite de quarante ans entre 2018 et 2028. Faudra-t-il une catastrophe sur le territoire national pour que la France accepte enfin la réalité et change de modèle ? »

On apprend aujourd’hui qu’à Saint-Laurent-Nouan, village du Loir-et-Cher, eurent lieu en 1969 et 1980 deux accidents nucléaires d’importance, passés sous silence par EDF, alors que la population aurait dû être évacuée.

Et je repense à Christophe Bataille citant Aragon : « Certains jours, j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine. »

 

 

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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