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Entretien réalisé à l’occasion de la venue de Sylvain Coher à la librairie Dialogues, le mardi 26 mai 2015 - Sylvain Coher, nord nord ouest, Actes Sud, 2015

Sylvain Coher a reçu le prix OuestFrance / Etonnants voyageurs 2015.

Natalia Leclerc : Ce roman est à la fois l’histoire d’une cavale et d’un huis clos : est-ce sur l’interaction de ces deux dynamiques que s’est construit votre récit?

Sylvain Coher: Je voulais faire un roman de mer, genre qui me fascine. Mais il me fallait trouver une petite porte pour y entrer. Je me suis souvenu d’un fait divers, lu dans Ouest-France au milieu des années 1990, qui racontait le vol d’un bateau retrouvé en Irlande, vide, avec un Almanach de la Poste. Ce dernier détail était trop peu crédible, donc mes personnages sont équipés de L’Almanach du marin breton.

À la fin de l’article, le journaliste signalait que les voleurs avaient fait ce périple en novembre, le pire moment pour traverser la mer d’Irlande, ainsi que l’impossibilité légale pour le propriétaire de ramener son bateau par la mer, car il était de catégorie 5.

J’ai donc émis deux hypothèses, celles de faire des personnages des clandestins ou des fugitifs. Je voulais d’abord en faire des migrants, venus des bords de la Méditerranée. Mais on était en 2011 et la Syrie s’est retrouvée au centre de l’actualité, et je ne me sentais pas de raconter cela. Mon propos était de raconter ce qui s’était passé pendant ces jours de mer. J’ai donc raccourci le périple en le faisant partir de Marseille.

On a trois personnages sur un bateau, mais on voit peu les événements du point de vue de la Fille : quel est son statut comme personnage ? Est-ce le roman de Lucky et du Petit?

La Fille prend un poids croissant. Le roman raconte comment trois novices sont confrontés à l’élément maritime. Les plus forts, les garçons, deviennent les plus vulnérables. Et la Fille, la gothique qui s’ennuie, prend le train de la folie et prend corps peu à peu. Elle consolide l’aventure.

Au début, je voulais appeler les personnages le Grand, le Petit et la Fille. C’était des personnages indéfinis qui faisaient référence aux migrants de Calais à qui on fait perdre toute identité. Je ne voulais pas de prénoms, car c’est trop connoté, y compris socialement. Je voulais en faire des enveloppes vides, et en effet, les lecteurs les remplissent. Un journaliste m’a même posé des questions sur ces deux « Algériens » : des personnages qui volent des voitures à Marseille sont forcément des Algériens.

J’ai donc nommé le Grand – Lucky, qui a une connotation américaine, ce qui désamorce l’idée spontanée de migrants. On me parle aussi de Lucky Strike, de Lucky Luke, et même du Lucky de Beckett, ce qui me fait très plaisir.

Dans quelle mesure avez-vous conçu le Slangevar comme un personnage?

C’est un bateau du type de celui que j’ai eu pendant cinq ans, un Mousquetaire. C’est donc un raccourci d’auteur, puisque je me suis appuyé sur ma connaissance de ce bateau. J’ai déjà travaillé sur la personnification d’une machine, dans Carénage, avec la moto qui devient la maîtresse du héros.

Ici, le bateau est surtout une maison, un endroit sûr et réconfortant. Petit à petit, les personnages prennent conscience que leur vie ne tient qu’à lui et lui donnent des attributs humains.

Je voulais donner à percevoir ce qu’est un moment maritime, une initiation, une Odyssée, un voyage vers un au-delà. Ce bateau est en bois de cercueil, cette traversée est aussi celle du Styx, alors que la Manche se traverse aujourd’hui en vingt minutes.

On perd le compte de l’écoulement des jours, on sent le poids du temps. Comment avez-vous travaillé la temporalité?

On cherche à contrôler les éléments naturels, mais même contrôlée, la mer reste dangereuse. Une fois que Lucky et le Petit ont traversé mille kilomètres en voiture, les choses se délitent, et on se retrouve à la limite du fantastique. Les personnages n’ont pas de montre et leurs portables sont déchargés. Le seul rythme est donc celui de l’alternance entre le jour et la nuit.

Avec cette traversée, on est à la limite du possible. Ils croient naviguer, mais en fait, ils sont poussés parce qu’à cet endroit-là, il y a une dépression. Lorsqu’ils dépassent le Bishop, dernier point avant l’Atlantique, ils perdent la temporalité.

À partir de la tempête, ils se réfugient à l’intérieur du bateau, la nuit et le jour n’existent même plus, et ils commencent à avoir faim.

C’est un roman d’initiation, y a-t-il aussi le besoin de laver un traumatisme, celui qu’a vécu le Petit?

Cette initiation est celle d’une maturité accélérée. À l’origine, je voulais écrire le premier roman de mer sans tempête, une anti-Odyssée, mais placer une tempête était trop tentant, sauf qu’on n’en sort pas normalement. Cette tempête est l’objet d’une perception subjective: peut-être qu’ils se font peur avec pas grand chose. Et la Manche, c’est une eau ridicule. Les ferries qu’ils croisent sans cesse montrent que cette mer est facile à traverser.

Mais les ferries, ce sont aussi des objets fantastiques, si on considère la définition que Todorov donne de ce registre. Je pense au Pêcheur d’Islande de Loti: dans ce roman tout ce qu’il y a de plus réaliste, il se paie le luxe de faire passer un bâteau fantôme. En écrivant ce roman, j’avais aussi en tête le Dit du Vieux marin de Coleridge, l’image de l’albatros.

Les personnages n’en sortent pas intacts.

Ce qui m’intéresse, c’est ce qui fait qu’une vie se bouleverse. Ce roman est un roman d’aventures, mais dans la tradition, les romans de ce genre racontent une découverte, ainsi que la vie des marins, en mer et dans les ports: ce sont des romans sociaux. En 2015, écrire un roman d’aventures, c’est raconter un voyage et non un objectif.

J’avais l’idée des colonnes d’Hercule, au-delà desquelles on trouve une mer inconnue, le danger. Ici, le phare de Bishop représente ce basculement.

Mais Le Petit et Lucky ont une responsabilité commune, une mort. Après ça, leur relation est impossible, et ils se séparent.

Vous présentez les dialogues des personnages sans signes typographiques, de telle manière qu’ils semblent se fondre dans le discours du narrateur.

Pour moi, la typographie représente une surcharge dans la voix silencieuse du lecteur, qui risque d’être heurtée. Avec cette présentation, le lecteur est rendu plus actif car il doit attribuer les phrases. Et s’il a un doute, ce n’est pas grave. Mais j’ai inséré des éléments langagiers, des champs lexicaux, des types d’intonation qui permettent de reconnaître les personnages. Et d’ailleurs, je me rends compte qu’ils sont effectivement remplis par les lecteurs.

La ponctuation me fait de plus en plus mal aux yeux, elle a un effet stromboscopique. La phrase moderne est atone. Lorsque j’anime des ateliers d’écriture, je demande aux participants à limiter l’usage des signes de ponctuation, qui doit être évidente par la musicalité même de la phrase. Dans Nord-nord-ouest, j’ai essayé une écriture de la mer, une écriture qui donne de l’amplitude aux phrases, qui donne peut-être le mal de mer.

Une écriture poétique?

La poétisation passe surtout par le lexique. Mon écriture n’est pas analytique, je donne des images plus que des explications, je travaille par téléscopage, par suggestion.

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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