Le jeu de Hamm comme fin de partie

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Stanley Cavell, Si j’avais su…, Mémoires, traduction de Jean-Louis Laugier et Sandra Laugier, Les Editions du Cerf, 2014, 642p

Stanley Cavell est l’un des grands philosophes américains contemporains. Né en 1926, issu de l’immigration juive aux Etats-Unis, ayant passé son enfance entre Atlanta en Georgie et Sacramento en Californie (avant l’université de Berkeley où il fit ses études), Si j’avais su… publié récemment par les éditions du Cerf (merci d’être si ambitieux) est un livre aussi riche qu’inattendu, mêlant à la fois journal philosophique et autobiographie intellectuelle, les remarques et récits relatifs à l’enfance, la paternité, le sexe, l’Europe ou le jazz alternant avec des propos concernant la philosophie morale, Emerson, Thoreau, Ernest Bloch, Wittgenstein ou Austin, chefs de file d’un courant de pensée de mieux en mieux connu en France sous le nom de philosophie analytique.

En quatorze chapitres rédigés de juillet 2003 à septembre 2004, Stanley Cavell tente de se dire, n’évoquant les événements majeurs de son existence que pour laisser la chance – bonheur de l’esprit d’escalier et de la logique picaresque – aux faits les plus menus de ressurgir, conscient que la pensée s’origine le plus souvent dans l’inaperçu d’une vie passée telle une page de sommeil – récurrence ici de la figure d’Hamlet. Aucun ressentiment contre le temps et son il était (adage nietzschéen désignant l’esprit de vengeance), mais un accueil des implications de ce que l’écriture au contact du souvenir produit, analyse du «je » écrivant et notations d’essence purement autobiographique (les topoï du genre) prolongeant la méthode que mit au point Thoreau en composant Walden.

Placé sous le signe de l’urgence – «Cette fois, il n’est plus question de différer plus longtemps le cathétérisme de mon cœur» - et de la musique (Debussy tel que ressenti par Vladimir Jankélévitch), le projet d’écriture est explicite : «je veux voir si, par l’écriture, je peux me frayer un chemin à travers le territoire de l’anxiété en racontant l’histoire de ma vie.»

Mais pourquoi évoquer à l’orée de ce livre le travail de Jankélévitch? Le penseur français ayant renoncé pour toujours, devant l’ascension d’Hitler, «à lire ou simplement mentionner la philosophie allemande, et même à écouter de la musique allemande», conduit Stanley Cavell à s’interroger sur «la pratique du renoncement» identifiée pour lui pendant très longtemps à celle de la philosophie – se sacrifier aux rôles assignés de qui a le talent d’être reconnu par ses pairs, mettre à distance le plaisir.

Paradoxe à méditer : «L’année universitaire 1962-1963 constitue à la fois l’époque de ma vie la plus réussie extérieurement, et la plus intérieurement chaotique.»

Aucun exhibitionnisme ici, mais la volonté d’écrire, par-delà les expériences singulières (un accident de voiture à cinq ans, la haine envers son fils d’un père commerçant dont les crises de rage sont vécues comme une «malédiction», le choix de la clarinette comme instrument de prédilection face à une maman pianiste, le geste pédophile d’un professeur de musique) et l’attention portée à l’insignifiant, «l’autobiographie d’une espèce».

Axiome: «Une si grande part de ce qui m’a formé n’a pas été des événements mais justement le non-événement, le rien, l’inaperçu, de tout ce qui arrive, la coloration ou le camouflage du quotidien.»

On n’écrit jamais vraiment que dans la « désorientation », lorsque l’on est «prêt à se trouver perdu», dans la solitude d’une quête au milieu, fût-il tardif, du chemin de sa vie – où est-on lorsque l’on décide de reconstruire les étapes de ce chemin ? – nécessité quelquefois d’inventer des itinéraires de traverse (la lecture de Stanislavski par exemple) : «Mais pourquoi me revient-il toujours d’être celui à qui il est demandé de comprendre ?»

Pascal Quignard en son Mourir de penser approuverait cette formule : «mon attirance pour la philosophie était celle d’un domaine intellectuel grâce auquel je pourrais m’écarter ou compenser des scènes de dévastation intérieure.»

La lecture de Proust comme réflexion sur le temps et la littérature comme possibilité de réveil – la cure psychanalytique en est-elle si éloignée ? – alliée à l’apport d’Austin sur la nécessité de toujours exposer le contexte d’énonciation, offre à l’autobiographe hésitant une méthode : «Le marché que j’ai passé avec moi-même en commençant ces réflexions autobiographiques était d’écrire toujours en commençant avec des souvenirs déterminés, mettant d’abord les plus anciens, aussi confus ou inchoatif que puisse paraître un échantillon donné, et de ne continuer un enchaînement qu’aussi longtemps que cet élan initial vers l’expression persisterait.»

Le lecteur sera très certainement sensible à la beauté révélatrice de nombre de passages : «La clarinette que je finis par acquérir était sinon la meilleure, du moins associée à un étui dont la resplendissante garniture intérieure produisait une débauche de reflets nuancés entre l’orangé sombre et le violet qui, dans mon excitation, aurait pu rivaliser – sans que j’eusse les moyens de le savoir alors – avec la description par Proust de l’horizon d’un ciel d’été le soir sur la mer, qu’il compare aux reflets de braise de sa bassinoire d’enfant.»

En ces années de jeunesse où meurt le gangster John Dillinger, où Bruno Hauptmann est condamné à mort pour le rapt du bébé Lindbergh, la modernité se confond avec une forme d’instabilité identifiable à l’ouverture des Noces de Figaro «comme exprimant la rumeur du monde, plus précisément l’inquiétude des créatures du monde.»

Remarque d’un jeune homme surmontant le joug des contingences : «Je confesse qu’aujourd’hui encore immanquablement, à la fin d’un repas, je laisse de côté une portion de nourriture, fût-elle quelquefois toute petite, dans son assiette – pour m’assurer sans doute que je suis un homme libre.»

L’attention que porte le père Stanley Cavell à ses trois enfants (une fille aînée, deux garçons) – l’ayant peut-être sauvé de cette dépression dont ses propres parents se partageaient le privilège – est aussi celui d’un enseignant enseigné par plus jeunes que lui, ce que révèlent de façon très touchante les notations inscrites sur le Livre de Bébé de son fils David - «Dis à Papa de redescendre sur terre le plus vite qu’il peut» - ou un paragraphe bouleversant (page 542) sur la «don de communication entre les frères».

Quelques pages avant la mention d’un séminaire d’Austin sur les Excuses, cet aveu (la rencontre à Harvard de la pensée de l’auteur de Quand dire, c’est faire sera une révélation) : «Pendant longtemps je me suis consolé de mes incapacités de père (je suis extrêmement limité comme cuisinier, protecteur à l’excès, ne sachant pas nager, enclin au repli sur soi, et dans le cas de mes fils, assez vieux pour être leur grand-père) en me disant que les exigences que j’ai exercées à mon égard pour faire que mon travail soit vraiment le mien, ont protégé mes enfants au moins de la nécessité de justifier ma vie à mes propres yeux.»

Constamment blessé par la discrimination raciale en son pays, l’auteur de La Poursuite du bonheur – réflexion sur les comédies de remariage hollywoodiennes des années 30 et 40 – aura travaillé une grande partie de sa carrière universitaire sur le concept de «perfectionnisme moral», Freud et Wittgenstein – «Les explications doivent bien prendre fin quelque part» - permettant peut-être en leur double pince descriptive et interprétative d’approfondir l’analyse des procédures linguistiques du jugement et celle de l’exigence éthique.

La rencontre précieuse de la doctorante Sandra Laugier – cotraductrice de ce livre – à Harvard, la pensée d’un grand nombre de philosophes continentaux considérés à la fois avec admiration et soupçon (le raz-de-marée des écrivains français, Derrida, Blanchot et Foucault en tête), l’amitié avec le poète Claude Esteban – passeur de l’œuvre de René Char - et sa femme peintre, dont témoignent la reprise en ces pages de quelques «Feuillets transcrits de mes cahiers de Lacoste, été 1972», font de ce Si j’avais su… une formidable encyclopédie vivante, aussi bien tournée vers l’ordinaire que le plus surprenant.

Parole d’un ami du philosophe des salles obscures : «Stanley a un succès fou avec les filles, il ne dit jamais non.»

La philosophie, chers amis, nous rendra-t-elle meilleur ?

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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