Talitres flaire les pépites de la pop indé

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Entretien avec Sean Bouchard, fondateur et directeur artistique d’un label indépendant de musique POP-FOLK. basé à Bordeaux. Du nom d’un petit coquillage résistant, Talitres s’affirme avec audace depuis quinze ans dans un contexte d’industrie musicale bancale. Cet orfèvre en quête d’une musique exigeante a la foi et du nez ! Des atouts pour guideR près de quatre-vingts groupes (dont The National, Elk City, Flotation Toy Warning, Emily Jane White…) dans les méandres de la production et de la diffusion internationale entre Europe et USA.
La Carène en présente un plateau de choix CE soir, à Brest. Avec en tête d’affiche Motorama, un groupe russe prometteur (héritier de Joy Division), Thousand (Fr) et Rachael Dadd (Uk). De nouvelles perles indé à fureter !

Marguerite Castel: Quelle motivation vous a conduit à créer Talitres, un label indépendant de pop-folk international, vous qui n’étiez pas du sérail ?

Sean Bouchard: J’ai créé Talitres sur un coup de tête, par envie. Je venais d’arriver à Bordeaux après avoir travaillé au Vietnam, puis à cheval sur le Maroc et Périgord en tant qu’ingénieur agronome. Je n’étais pas du « milieu » de l’industrie musicale dans le sens où je ne connaissais par les procédures mais j’avais baigné dans la culture rock-pop indé des années 80-90. J’étais imprégné des Inrocks et de Bernard Lenoir. Je me suis lancé en veillant à bien me documenter sur les ficelles juridiques et commerciales. Mon idée était de défendre les groupes pop-folk américains, une scène sous-représentée en France. Dès le début, j’ai eu la chance de signer le trio new-yorkais Elk City, une rencontre humaine et artistique forte. Ils ont fait confiance à un petit Français qui les appelait depuis son appartement ! Talitres a diffusé leur premier album Status en France et organisé dans la foulée la tournée en France et en Italie. On a eu de bons retours, dont une pleine page dans Libé par Bayon. C’était important de se faire une bonne réputation via la presse pour être bien identifié mais ça ne fait pas vendre des cartons de disque. J’ai compris qu’il fallait travailler plusieurs terrains à la fois.

MC: Quelles sont vos influences musicales personnelles qui forgent l’ADN du label Talitres ?

SB: J’ai grandi avec la musique classique, Debussy, Ravel, Poulenc… ma mère étant pianiste musicologue passée par l’école Martenot. Plus tard, je me suis tourné vers Léo Ferré et Brel qui me touchent toujours énormément et j’ai accroché à la pop indé US de la côte Est, dont le Velvet Underground, Luna, Pavement et la scène anglaise dont The Smiths.

J’ai formé mon oreille en écoutant pas mal de choses mais toujours avec une certaine exigence, cela influe forcément la manière dont je repère les groupes et dont je souhaite animer le label. Je n’aime pas la musique sucrée, consommable.

MC: Quel était alors l’enjeu, en 2000, dans le contexte déjà complexe de l’industrie du disque ? N’était-ce pas une utopie?

SB: Il y a forcément une forme d’utopie (ou d’inconscience) lorsque l’on crée un label indépendant à l’orée des années 2000, en début de crise discographique, lorsque l’on ne connaît rien du milieu de l’industrie, que la rédaction des contrats semble encore obscure et que l’on n’a pas constitué ses réseaux. Il faut une foi, une patience, une envie d’en découdre, de montrer que nos choix artistiques tiennent la route. Même si mon but était bien sûr de vivre de cette activité, je n’aurais pas forcément parié mon pécule sur la survie du label sur le long terme. Et pourtant, quasiment quinze ans plus tard, Talitres est toujours là et sûrement bien plus solide qu’avant. Je pense qu’au fil de mes signatures, au fil de certaines réussites commerciales, de la reconnaissance du milieu, la confiance s’est ancrée. J’ai toujours pensé, et je le pense plus que jamais, que le devenir d’un label comme Talitres passe par la constitution d’un catalogue artistique cohérent et exigeant. Ne pas rechercher le consensus mais parvenir à défendre les artistes que l’on désire ardemment défendre. Revendiquer le droit à la subjectivité aussi.

MC: Comment avez-vous réussi à grandir ? Malgré quelles difficultés et quelles limites ?

SB: J’ai toujours considéré qu’il fallait savoir être ambitieux. Ambitieux mais réaliste, modéré dans ses choix. Ne pas porter inconsidérément des projets, ne pas dépenser des sommes folles que l’on ne reverra pas mais progresser par étapes.

Le développement international a toujours été un cheval de bataille : le marché français est insuffisant et trop étriqué, et j’ai besoin, pour accroître les revenus et les marchés, de multiplier la présence de mes sorties sur divers territoires. Progressivement j’ai ainsi signé, après la France, des collaborations avec des distributeurs européens (Benelux, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, etc.) pour ultérieurement étendre le réseau en Asie puis actuellement en Amérique du Nord. Ce développement à l’export me semble indispensable. Je pense que ce choix stratégique est l’une des raisons pour lesquelles le label se développe actuellement.

Les limites, outre celles de réseau, sont essentiellement financières. Développer un catalogue à l’international demande de la patience, des remises en question, et bien sûr certaines prises de risques financières : il est souvent nécessaire de louer les services d’un attaché de presse, d’une agence qui travaillera spécifiquement les passages radios, de rechercher les tourneurs fiables et motivés. On n’ a rien sans rien, ces démarches demandent du temps, de l’énergie, pas mal de travail et bien sûr une petite assise financière que l’on est prêt à bousculer.

MC: Concrètement, comment portez-vous un artiste, un groupe ?

SB: Il y a deux manières de signer un artiste. Sous la forme d’un contrat de production, on accompagne son projet depuis le début, depuis sa démo faite dans la chambre. On s’occupe alors de l’enregistrer avec un ingénieur du son, de trouver un studio. On gère ensuite la post-production (mastering) avec tout le processus de commercialisation (reproduction du disque en format cd ou vinyle). Je tiens à ce que l’on assure aussi la promo nous-mêmes, c’est un point important. Le label est le mieux placé pour défendre ses artistes dans son réseau média désormais constitué.

L’autre façon est le contrat de licence: le label intervient auprès de l’artiste après son processus créatif en achetant les droits de sa bande mère pour sa diffusion commerciale. L’investissement est moindre.

C’est essentiel de conjuguer ces deux formes d’accompagnement pour mener différents projets en même temps.

MC: Comment repérez-vous ces artistes? Quels sont vos critères de choix? La qualité de prestation sur scène en est-il un ou vous limitez-vous au studio?

SB: La plupart des artistes qui sont chez Talitres y sont parce qu’à un moment donné, je suis allé vers eux. J’aime cette voie. Je les ai contactés en leur proposant une collaboration, sur la foi d’une démo dénichée sur le net, de titres écoutés sur quelques blogs ou plateformes, de concerts ou de festivals. Rares sont les groupes qui sont signés par leur simple démarchage spontané. Il faut un peu plus. Ce plus, c’est se montrer, se dévoiler, faire preuve aussi d’une volonté de structuration, multiplier les concerts et les apparitions, être patient et accepter parfois des situations quelque peu compliquées pour à un moment être repéré par un directeur artistique et débuter une collaboration.

Mon premier critère reste la musique elle-même, et non pas les prestations live des groupes. Certes, étant donné la complexité actuelle de l’industrie musicale, il est devenu indispensable pour un groupe d’occuper l’espace, de garantir une formule scénique cohérente et forte. Je sais pertinemment que les groupes émergents ont aussi besoin de mûrir leur set, d’acquérir diverses expériences avant de proposer au public un concert addictif et plein. On peut toujours améliorer une formule live.

MC: Quelles sont les meilleures aventures artistiques au sein du label et pour quelles raisons ?

SB: Aucune aventure artistique n’est meilleure qu’une autre, elles sont toutes différentes et singulières. Certaines débouchent sur de vraies relations humaines, durables et constructives, d’autres sur certains succès commerciaux. Combiner les deux reste le souhait de tout directeur d’un label indépendant. J’ai tendance à penser, ou du moins je l’espère, que mes plus belles aventures artistiques sont à venir. C’est sans doute une façon de ne pas répondre à cette question et de me projeter. Il m’arrive cependant parfois d’avoir des doutes, des semaines d’incertitude. N’ai-je pas fait le tour de la question, quelle perle musicale peut me séduire et me donner envie de la défendre ? Certes il y a eu des moments de creux, des mois pendant lesquels j’écoutais beaucoup de musique, je sollicitais beaucoup de labels et de groupes, sans avoir la passion ou l’engouement nécessaire au final pour aller plus loin avec eux. Ce sont toujours des moments compliqués. Je dois conserver un rythme de sorties régulier (cinq à six albums par an) mais d’un autre côté, je ne dois pas signer un groupe pour signer un groupe. Cela serait une grave erreur.

S’il y a cependant une aventure artistique emblématique du label, je citerais le groupe anglais Flotation Toy Warning. Un album paru en 2004, une perle, une comète fabuleuse, et puis malgré une entente formidable, malgré de nouveaux titres qui me renversent, malgré mes demandes incessantes et le fait que nous sommes engagés mutuellement dans la production de leur second album… toujours rien. Ils agissent en-dehors de toute politique commerciale, en-dehors de toute pensée stratégique, un perfectionnisme outrancier, une lenteur que les escargots envieraient… Bref, des artistes parfois diablement énervants mais tellement formidables.

Flotation Toy Warning

MC: Talitres a signé plusieurs groupes américains leur offrant une porte d’entrée en Europe, mais également permis l’émergence de quelques talents français ? Qui sont les groupes les plus emblématiques de votre catalogue ?

SB: Parmi « nos » groupes américains, je dirais The National, Emily Jane White et toujours Elk City. Les Russes de Motorama sont prometteurs. C’est remarquable comme leur musique est à ce point influencée par la scène anglaise de Manchester (Joy Division) et du label Factory.

Parmi les Français, nous avions signé le premier album de François and The Atlas Mountains qui est parti chez Domino ensuite. Cela a été un crève-coeur mais c’est la loi du marché. Actuellement, je mise beaucoup sur Stranded Horse, un artiste normand post-rock qui propose un folk assez épuré à base de Kora. Je cite aussi Vérone, le seul groupe francophone de notre catalogue.

Standed Horse. Crédit photo : Leslie Ferré

Et puis les fameux orfèvres londoniens Flotation Toy Warning, dont on espère le prochain album.

Tous ces univers artistiques sont différents mais identifiables.

MC: Le label a désormais la (bonne) réputation d’avoir un son ? Pouvez-vous le définir, le qualifier ?

SB: Le label a développé une identité autour de signatures subjectives, c’est une force pour durer sur le long terme. Chaque nouvelle sortie est une prise de risque car je défends ce qui me touche. On pourrait la définir ainsi : musique folk sous influence pop exigeante.

MC: Comment avez-vous constitué ce plateau que vous présentez à La Carène, à Brest, ce soir?

SB: La collaboration entre La Carène et Talitres ne date pas d’hier. Je sais Yannick (le programmateur) sensible à l’esthétique du label, sensible à nos démarches. La chance d’avoir un interlocuteur passionné, qui connaît son sujet (ce qui est d’ailleurs le cas de toutes les salles avec lesquelles nous collaborons, je dois dire) et consacre quelques soirées aux labels.

Nous cherchions depuis de longs mois une date pour Motorama qui puisse convenir à tout le monde. Caler une date à Brest sur un routing de tournée n’est pas toujours chose aisée, il faut y venir, en repartir, calculer les frais de route… Et pourtant c’est une envie régulière et durable. Etant aussi le tourneur de Motorama, j’ai une vision assez globale des choses. L’actualité discographique, la disponibilité du groupe, le besoin de privilégier tel ou tel territoire… Ce début 2015 paraissait le bon moment avec la sortie du nouvel album de Motorama « Poverty », qui constitue une tête d’affiche assez solide.

Nous avons souhaité enrichir la soirée avec d’autres artistes du label. Rachael Dadd en second est une artiste folk, pop originaire de Bristol en Angleterre. Une musique belle, libre et sans complexe, des influences diverses qui empruntent tant au folk ancestral anglo-saxon, qu’à un univers asiatique ou à une modernité détournée.

Enfin en ouverture Thousand, artiste parisien et dernière signature du label. C’est une joie de les retrouver dans une telle soirée avant même la sortie de leur album (prévue pour le 2 mars). Difficile de décrire en quelques mots la musique de Stéphane Milochevitch (Thousand) même s’il faut clairement se pencher vers la pop ou le folk nord-américain.

MC: Quelle(s) est (sont) vos prochaines conquêtes ?

SB: En parallèle de nos artistes qui ont une actualité en 2015, je vais m’attacher à travailler les circuits nord américains en collaboration avec un distributeur sur place pour l’ensemble des artistes du catalogue. Avoir une vraie présence là-bas c’est important. Cela a pris du temps mais nous avons des réseaux à présent. On pourra notamment développer le projet d’Emily Jane White qui s’est bien développée en Europe mais tâtonne encore aux Etats-Unis. Cela aura du sens de la renforcer chez elle.

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About the Author

Journaliste freelance, Marguerite écrit dans le Poulailler par envie de prolonger les émotions d’un spectacle, d’un concert, d’une expo ou de ses rencontres avec les artistes. Elle aime observer les aventures de la création et recueillir les confidences de ceux qui les portent avec engagement. Le spectacle vivant est un des derniers endroits où l’on partage une expérience collective.

 

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