By

Le Vol suspendu est une adaptation acrobatique du mythe de Faust par la compagnie EstOuest (mise en scène et direction d’acteurs : Anton Kouznetsov et Vera Ermakova), spectacle présenté à la Maison du théâtre les 16 et 17 janvier 2015

Pour qui s’attend à voir un laboratoire d’alchimie, un pacte de sang et une infanticide repentante, l’adaptation par la compagnie EstOuest du mythe de Faust est une surprise. Une surprise car il n’y a rien de tout cela, et en même temps, tout y est, même cela.

Faust (Maxim Pervakov) n’apparaît pas comme un savant ni comme un alchimiste, ni même comme quelqu’un qui cherche véritablement quelque chose. On entend peu de paroles dans cette pièce acrobatique – et elles ont finalement été gommées d’un projet qui devait d’abord contenir du texte. Mais la première réplique que l’on entende distinctement est (en russe par chance !) « Je m’ennuie, démon » - première réplique d’Une Scène de Faust, que Pouchkine composa en 1825, sept ans avant que Goethe n’achève son Faust II. Avant d’être un savant insatisfait, Faust est un mélancolique, ce que le violoncelle de Revaz Matchabeli souligne avec délicatesse.

Méphistophélès (Jonas Leclère) est un démon aérien, et par là, omniprésent. Pourtant sa présence aérienne, sa situation physique intermédiaire, entre la terre et le ciel, donnent à ce personnage un qualité particulière : il pourrait bien être assez désincarné pour représenter la part maudite de Faust, son côté obscur, plus qu’un personnage à part entière. Les scènes où il porte Marguerite avec Faust vont dans ce sens – peut-être n’est-il que l’hallucination de l’esprit malade de Faust.

Enfin Marguerite (Emilie Plouzennec) apparaît parce que Le Vol suspendu n’est pas seulement une adaptation du texte de Pouchkine, où elle n’est qu’évoquée, mais s’inspire aussi de la première partie du Faust de Goethe (parue en 1808) – partie centrée sur l’histoire d’amour entre Faust et Marguerite. Mais là où la jeune fille est trompée par le Faust de Goethe, qui l’abandonne, entraîné par Méphistophélès dans les plaisirs du monde, la Marguerite dont il est question n’est pas seulement une victime. C’est que Le Vol suspendu est inspiré d’une troisième œuvre, le roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite (le plus grand roman du XXè siècle). Dans le texte de Boulgakov, le rôle de Faust, qui s’associe avec le diable, est assumé par Marguerite, qui tient le rôle de reine au bal donné chez Satan. Et l’on retrouve dans Le Vol suspendu cette scène du bal – à la place des Nuits de Walpurgis du texte de Goethe, où Faust va fréquenter des damnés de toute sorte.

Que somme-nous prêts à consentir pour satisfaire nos désirs ? À engager une alliance avec le diable ? Soit, mais on risque alors de ne plus jamais trouver un ancrage solide dans le sol, de se trouver toujours en déséquilibre, sur le fil du rasoir, dans une posture tellement délicate qu’on frôle toujours la chute. Une des grandes innovations du Sturm und Drang, et en particulier de Goethe, est de sauver malgré tout Faust de la damnation – et Boulgakov, pour sa part, offre à ses héros le repos éternel. Toute la force du Vol suspendu est d’avoir aussi intégré ce dénouement, même sans le raconter. Certes, l’acrobatie aurait pu évoquer la mise en danger, l’instabilité, mais ici, elle figure l’envol et le salut de ces personnages tourmentés.

Natalia LECLERC
About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s'appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien... Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien...).

 

Leave a Reply