Ibrahim Maalouf au Quartz : la démesure

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Sur le devant de la scène, le guitariste joue une note. Une note unique. Répétée, et sur laquelle viennent se poser les accords feutrés du piano Rhodes de Franck Woeste. Entre eux, des micros attendent le leader. Ambiance « lounge », épurée. Le calme avant la tempête. La batterie fait une entrée très rock, et le morceau ne fera plus que monter. Le son est un peu fort pour le Quartz, et il faut quelques minutes pour que se dissipe une impression un peu brouillonne. Ibrahim Maalouf n’apparaît pas là où on l’aurait attendu. Il est avec les autres trompettes, derrière le guitariste. Tout au long du spectacle la mise en scène de sa modestie laisse l’impression mitigée d’une élégance dont la spontanéité est un peu mangée par la planification. Le nombre des changements de rythme, leur technicité laisse imaginer les heures de répétition, de tournée, qu’il faut pour arriver à une telle perfection.

Kan ha diskan oriental, injection de métal, mais pas en fusion
Le deuxième morceau revêt une sonorité plus franchement orientale. Maalouf s’est placé entre le guitariste et le clavier, mais il se tourne vers les trois autres trompettistes : Youenn Le Cam, Yann Martin et Martin Saccardy. Il leur lance des phrases courtes et rythmiques, ils les reprennent, lui répondent. Ce ping-pong sonore rappelle notre kan ha diskan: partout on utilise les mêmes leviers pour faire danser les gens. François Delporte à la guitare et Stéphane Galland à la batterie assument l’influence de Led Zeppelin et jouent des sonorités rock. Toute l’ambiguïté du concert est là: le prix à payer pour amener le grand public au jazz est peut-être de sacrifier la nature sauvage du jazz. Comme un tigre dans un cirque, que tout le monde est content de voir, dont tout le monde fait semblant d’avoir peur, mais dont personne ne doute qu’il soit finalement trop apprivoisé pour être vraiment dangereux, la musique qu’on écoute est mélodieuse, accessible, mais on n’y trouvera aucun rythme ternaire, aucune dissonance, aucun doute perceptible.

De l’aisance à l’autorité
Les morceaux s’enchaînent et Maalouf semble se démultiplier. Il est le soliste, le frontman, mais il est aussi caché dans la section des cuivres. Il est le chef d’orchestre qui dresse un doigt en l’air pour annoncer le changement de rythme. Il s’offre le luxe d’inverser les rôles, il devient le spectateur des longues plages de solo qu’il offre à chacun des musiciens qui l’accompagnent, et il transforme les spectateurs en musiciens. Il les fait taper dans les mains, siffler, chanter. L’aisance d’Ibrahim Maalouf devient autorité.

Imposer aux gens ce qu’ils attendent
La façon dont Ibrahim Maalouf possède la salle, dicte au public les émotions qu’il doit ressentir, est presque inquiétante à force d’être millimétrée. Mais son autorité funky est capable d’imposer sans en avoir l’air une musique 100 % instrumentale, avec des formats longs, des plages de virtuosité exigeante… Une musique dont les radios avaient décidé que le grand public était incapable de l’entendre, de l’attendre, de la désirer. Ibrahim Maalouf, lui sait instinctivement ce que les gens attendent. Et il va le chercher partout où ça se trouve. Musique traditionnelle, jazz, rock, musique classique, orientale ou occidentale, il sait ce qui va plaire, et le concentre dans des mélodies presque trop universelles.

Et l’improvisation ?
Les solos sont toujours impressionnants, mais ils semblent écrits, ou au moins balisés. Le spectacle laisse peu de place à l’improvisation, et pas seulement dans la musique. On sent que d’une date à l’autre, les petites blagues seront les mêmes, au même moment. Au milieu du concert, Ibrahim Maalouf prend la parole, rappelle que sa mère lui a dit de moins parler entre les morceaux, il promet d’être court, et les musiciens font mine de s’en aller comme s’il en avait pour une heure. On sourit mais on imagine la même blague, au même moment à Paris, Boston, ou Ankara. Mais c’est inévitable : Ibrahim Maalouf joue près de vingt dates par mois tout au long de sa tournée.

Vous en pensez quoi ?
Aussi, l’improvisation viendra finalement du public. Profitant d’un silence, un spectateur facétieux reproduit la dernière phrase du solo en faisant des pichenettes sur les bords de sa bouche ouverte. Le maestro sourit. Quand il demande, après le morceau suivant « Est-ce que vous êtes en forme ? » Il ne s’attend peut-être pas à ce qu’une voix s’élève :  « Et vous ? »
Mais il ne se démonte pas : « Ben… vous en pensez quoi ? »

La légitimité du son
On en pense qu’on se demande s’il s’amuse encore, s’il vibre encore. Et Ibrahim Maalouf entame l’introduction de « Beyrouth ». On pourrait se dire qu’on l’a trop entendue pour qu’elle nous touche encore. D’autant qu’il vient de nous remettre une couche du story telling de sa composition, avant de nous en faire chanter le thème pendant près d’un quart d’heure. Mais quand les premières notes s’échappent, c’est encore, toujours, une première fois. La plainte s’élève, mélancolique sans être triste. Jamais une trompette n’a été si proche du chant. Le jeu envoûtant est chargé d’une éternité de cultures dont le musicien semble être le dépositaire acharné et paisible, cultivant inlassablement son talent par un travail assez immense pour devenir, l’espace de quelques minutes, tout à fait invisible. On oublie les lumières sophistiquées, on oublie la machine, la machinerie, les autres musiciens, les autres spectateurs, Ibrahim Maalouf connaît des portes dérobées pour nous chuchoter son histoire.

Final… presque
On aurait aimé, enfin, j’aurais aimé, que le concert s’arrête là. Sur l’émotion simple d’un musicien et de son instrument. Mais Ibrahim Maalouf semble avoir besoin de plus. Il joue de la trompette depuis l’âge de sept ans. Il a déjà conquis le répertoire classique, jusqu’au concerto brandebourgeois, réputé infernal, qu’il cite en souriant dans un des solos de ce soir. Le monde du jazz l’a adoubé depuis longtemps, les cinéastes font appel à lui pour des bandes originales. Il lui en faut plus, et le final ressemble à un cérémonial orgiaque qui déclenche une standing ovation. Le final, vraiment ?

Quand il n’y en a plus, il y en a encore
Sa nature généreuse le pousse à partager sa démesure. Et derrière la standing ovation il y aura encore deux morceaux. La surprise du chef: un bagad qu’il a monté pour l’occasion avec des musiciens locaux, et qui dialogue avec le biniou orientalisant de Youenn Lecam. Mais, il y en a encore et il appelle des élèves de la classe musique du lycée de Kerichen. Cadeau ou malédiction ? On se demande s’ils auront à nouveau l’occasion de vivre un moment d’une telle intensité. Maalouf ne joue plus, dompteur rassasié, il regarde le fauve un peu monstrueux auquel il a donné naissance, il donne des indications, il modèle le son. Enfin, comme pour dire « oui, je sais, j’en fais des caisses », il clôt le concert sur les quelques notes sur lesquelles il avait commencé. La seconde standing ovation tient autant du plébiscite, de l’acclamation, de l’adoration, que de la libération d’un public épuisé par deux heures d’une intensité rare.

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