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En septembre 2008, l’indispensable revue Critique (éditions de Minuit) consacrait un numéro important à quelques poètes du XXIe siècle regroupés sous une appellation aussi belle qu’arbitraire, Les Intensifs. Des textes consacrés à Anne-Marie Albiach, Claude Royer-Journoud, Marie-Louise Chapelle, Pierre Alferi, Jean Daive, Alain Veinstein, Jean-Michel Reynard, Bénédicte Vilgrain, Jean-François Bory, Mathieu Bénézet, Isabelle Garron, Anne Parian, Dominique Fourcade, Roger Lewinter, Emmanuel Hocquard donnaient une nouvelle fois des raisons de casser notre tirelire, de mettre sac au dos, et de redécouvrir notre langue.

Ayant dirigé avec le peintre Raquel pendant près de vingt ans les précieuses éditions Orange Export Ltd, Emmanuel Hocquart écrit en 1993 : «Pas davantage aujourd’hui qu’hier, je n’ai le sentiment d’appartenir à une génération plutôt qu’à une autre. Je m’appartiens, dans un contexte donné, entouré de personnes données, que j’estime, que j’aime ou que je n’aime pas, non par rapport à des critères de modernité ou de génération, mais en fonction de mes intérêts et de mes préoccupations.» Pouvant être cependant rattaché au courant objectiviste américain (Charles Reznikoff, George Oppen, Louis Zukofsky), Emmanuel Hocquard oriente le lyrisme – au sens de Jean-Michel Maulpoix, c’est-à-dire d’une célébration de la parole en tant que parole – vers une description parfois sans éclat, ou la prose la plus documentaire. Il s’agit ainsi de contenir au maximum la contamination du propos par la force cinétique de la métaphore, et de, simplement, sans esbroufe ou étalage de déchirements métaphysiques intimes, dire le monde à la façon dont Wittgenstein cherche à établir l’isomorphisme du langage et des faits.

Les éditions Points ayant eu la bonne idée de rééditer Un privé à Tanger, publié une première fois chez P.O.L. en 1987 - que prolongea chez le même éditeur en 2001 ma haie, Un privé à Tanger 2 – il nous est aujourd’hui possible de réviser l’un de nos classiques contemporains, et de nous interroger sur cette figure du « privé » qui semble obséder le poète. Incarnant la logique du petit fait vrai, de l’indice révélateur, cet enquêteur discret cherche en effet la vérité dans l’exploration de la littéralité la plus nue. Une tension est alors perceptible, pour qui emprunte le costume gris de ce personnage à la Raymond Chandler, entre fadeur et trouées de langage, pertinence du rapport en cinq exemplaires et irruption des images, prose et poésie, poésie et prose.

Ayant passé son enfance à Tanger, Emmanuel Hocquard part en quête d’un monde disparu, multipliant, dans un texte d’une grande liberté formelle, quasi insaisissable, fragments autobiographiques et considérations de toutes sortes, le travail du vers n’occupant qu’une place réduite dans un assemblage des plus singuliers : «Suivant l’exemple de mon très savant et regretté ami Montalban [poète et auteur de romans policiers mettant en scène le détective Pepe Carvalho], je continuerai patiemment à réunir les éclats convexes de mon histoire en morceaux.» La muse du poète contemporain est un verre de Scotch dans lequel tintent des glaçons.

Auteur en 2008 d’une Grammaire de Tanger (CipM), le poète se souvient d’avoir appris à lire près de l’océan, et d’avoir commencé à collectionner des images comme on compose, avant l’heure des premières coupures fondamentales, une élégie. La carte de L’île au trésor n’indiquant aucun lieu véritable permet d’échapper par le vide à la tentation naturaliste, et fait de Tanger, ville champignon, aussi bien une réalité concrète qu’une pure abstraction. On lira ainsi dans cette double perspective les trois pages intitulées «Je ne sais pas si Fernando Pessoa a vraiment existé» : «Pour Fernando Pessoa, être intelligent c’est douter de tout, / y compris de l’intelligence et du doute, / c’est chercher à se défaire de ce qu’on a appris.»
Le simulacre mène parfois le jeu. « Qui êtes-vous, Monsieur Silent ? » fait ainsi la description en quelques pages d’une grande espièglerie, à la façon du Pérec d’Un Cabinet d’amateur, du mystérieux auteur des Mémoires minuscules, «jeune et talentueux explorateur belge», spécialiste incontesté de la poésie iroquoise, «recommençant chaque matin sa biographie», dont le lecteur menant l’enquête s’apercevra bientôt qu’il s’agit du poète et ami Claude Esteban se livrant à un exercice de fantaisie majeur. La section suivante intitulée «Paquebots», soyons attentif au montage textuel, se construit d’ailleurs selon la formule du Je me souviens du même Georges Pérec. Emmanuel Hocquard ferait-il de la ligne claire la condition d’un mystère plus profond ? «Que faut-il entendre par la ligne claire? Ce concept, que j’emprunte à Ted Benoît dans le domaine de la bande dessinée, désigne le trait net des contours, la simplicité des images, la clarté des couleurs, l’absence d’effets psychologiques ou dramatiques obtenus par hachures et par ombre, etc. La référence, ici, est par excellence Tintin. »

Recueil de textes aux statuts très hétérogènes, entre critiques littéraires (des ouvrages de Clément Rosset, Jacques Sojcher, Roger Giroux, Marcelin Pleynet ou Paul Valet sont analysés), conversation éminemment malicieuse (avec Claude Royer-Journoud), poésie la plus libre (l’amusante Ode contre un rossignol), ou documents autobiographiques, Emmanuel Hocquard, grand amateur de Lucrèce (De natura rerum), est un polygraphe alerte explorant dans toutes ses dimensions la phusis de l’écriture : «N’entendez-vous pas la rumeur d’autres voix dans ma voix? »
Provenant de multiples revues (Europe, Bulletin Orange Export Ltd, Les Nouvelles littéraires, Critique, Action poétique, L’Actualité littéraire, Après la plage, La Quinzaine littéraire, Discours psychanalytique, Banana Split), journaux (Le Monde, Libération, Le Matin de Paris, Le Quotidien de Paris), livres d’artistes rares, communications ou colloques divers, cette diversité est en soi un manifeste, témoignant à la fois d’une curiosité sans relâche pour l’éclectisme des supports, et d’une façon d’exister dans les interstices afin de faire en entendre, coûte que coûte, un très savoureux bla-bla-bla.

«Le privé n’est guère aimé ni estimé des policiers officiels, défenseurs attitrés de l’ordre public et garants du respect des lois. Il passe derrière et après eux, file doux, ramasse les miettes et se faufile comme il peut. Comme un crabe entre les rochers. Selon la méthode à lui, il enquête dans l’ombre, ouvre des pistes nouvelles, rassemble des indices et fait périodiquement son rapport au client. Il ne lui rend pas forcément compte de tout ce qu’il a trouvé. Il garde parfois en réserve certaines découvertes. L’enquête dont il est chargé peut lui être à tout moment retirée si le client est mécontent ou insatisfait. (…) En furetant à droite et à gauche, il tombe sur des indices qui n’ont pas nécessairement de rapport avec l’affaire du moment. Comme il est libre d’aller du côté qu’il veut, il y va.»

Et si, après la découverte d’Emmanuel Hocquard, vous partiez à la rencontre d’autres poètes français considérables, incroyablement vivants, formant les îles d’un territoire archipélique mouvant, magnifiquement invraisemblable ? Alain Jouffroy, Franck Venaille, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Marcelin Pleynet, Jacques Roubaud, François Cheng, David Lespiau, Kenneth White, Denis Roche, Michel Deguy, Charles Pennequin, Oscarine Bosquet (vit à Brest), Jacques-Henri Michot (INDISPENSABLE), Régis Boyer, Yvon le Men, Paol Keineg, Philippe Beck, Bernard Noël, Jean-Michel Espitallier, Jean-Marie Gleize, Jacqueline Risset, Jean-Christophe Bailly, Oliver Cadiot, Christophe Fiat [les omissions sont involontaires] sont en pleine forme.

La France se meurt dans l’économicisme forcené ? C’est ne pas comprendre que notre langue surgit dans le poéticisme décomplexé d’une myriade de planètes en expansion.

À Tanger, New-York, Jouy-en-Josas ou Brest, l’étincelle poétique met(tra) le feu à la plaine.

Un privé à Tanger, Emmanuel Hocquard, Éditions Points, 2014

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Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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