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Ligne de Front, performance de Paul Bloas et Serge Teyssot-gay, Abbaye de le Pointe St Mathieu, jeudi 28 août 2014.

Une abbaye effondrée, quelques oiseaux pâles, et le silence de Dieu à l’heure où l’Occident n’a pas encore sombré.

Mer d’huile, il est vingt heures.

Dans la nef en son squelette, les corps de deux musiciens, frères de front et de chakras, arpentent leur nouveau territoire: Serge Teyssot-Gay, guitariste, et Paul Bloas, joueur de pinceaux, de brosses et de couleurs.

Les mâchoires sont serrées. Concentration. Deux amis, regards complices, s’apprêtent à faire venir les titans sur le diptyque des contreplaqués fermant le mur de scène ouvert sur l’azur.

L’électricité entame la danse, Paul Bloas écrivant tout d’abord en lettres majuscules: «ON VA SE FAIRE UNE BALLADE»

Puis, panneau 2: «UNE PUTAIN DE BALLADE»

Deux dessins A4 sont punaisés. Premiers instants décisifs, premiers traits, la craie de charbon passant d’un panneau à l’autre, inventant assez vite la forme définitive des géants que nous attendons.

Le peintre ne cesse de déplacer son échelle, le guitariste son archet, ou sa baguette de tambour. Les cordes gémissent. Comme dans l’art du tir à l’arc, il importe de ne faire qu’un avec la cible, ou le riff. Paul Bloas use de sa perche comme le maître d’aïkido de son bâton, faisant ses katas tandis que la guitare feule.

La musique est intense, dramatique, inquiétante. Grand calme paradoxal du peintre dans le changement de brosses. Maîtrise et abandon.

Les traits se revêtent d’orange, de bleu outremer, de marron. Il y a des coulées, de la gravité, l’abbaye est enceinte.

Les bras de Serge Teyssot-Gay, tatoués à la japonaise, entraînent le corps, qui bascule d’avant en arrière. Des ombres écoutent. Mystère orphique.

À la verticale, deux êtres sont nés, ayant la dignité de l’Antique. Des toges noires, de l’ocre, du blanc. Didon rencontre Enée dans notre regard, à l’orée de la Méditerranée en cette pointe de Bretagne encore inconnue.

Ligne de front? Oui, contre la vulgarité, l’asservissement, les puissances de destruction. Conscience que la grâce est une violence, une façon de nous arracher à notre morgue, une humilité.

La peinture bigger than life? Oui, puisque la vie nous blesse. Jouer du poing sur la caisse de la guitare, afin de rester vivant.

Notre besoin de noblesse est impossible à rassasier.

Le dialogue des gestes, des sons et des couleurs révèle l’abbaye, ou plutôt la relève. Un jet de terre sur le noble Enée, et c’est tout à coup l’Intifada. La main étend ce que la rage a projeté, et colore peu à peu de bure le héros grec, qui disparaît sous l’étoffe du moine ainsi créé. La Sidonienne Didon, la reine de Carthage, a changé: Lilith est désormais son nom.

Sous le corps, les phrases recouvertes, se devine encore le verbe «FAIRE», qui est le sens même, étymologique, de la plus haute poésie.

Il y a une heure, nous étions encore pauvres.

Tyriens, apportez les cratères!

  • Pour les malheureux n’ayant pu assister à cette performance, un dvd est en préparation.

  • Serge Teyssot-Gay et Paul Bloas se sont rencontrés en 1997 à Bordeaux lors d’un festival organisé par Noir Désir, de multiples collaborations entre les artistes (illustration de pochettes d’albums, musique du film Mada…) ayant depuis eu lieu.

  • Cette performance, imaginée la première fois en 2010 pour le festival des Arts de la rue d’Aurillac, est reprise environ une quinzaine de fois par an, en France ou à l’étranger, par exemple en septembre prochain dans les territoires palestiniens.

  • Ligne de Front a été donné aussi bien à Pékin qu’à Madagascar, dans des lieux aussi différents qu’une prison, un hôpital, un tunnel autoroutier, une piscine ou un marché brousse.

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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