Avec huit acteurs qui ne se connaissaient pas avant septembre dernier, Frédérique Mingant a mis en scène une adaptation théâtrale du grand roman d’Orwell, 1984. Ces comédiens, qui viennent tous de traditions de théâtre très différentes, ont produit un travail collectif qui promet de révéler des potentialités insoupçonnées d’un roman que tous connaissent ou croient connaître, et qui révèle des failles dans notre monde contemporain, mais aussi dans ce que l’on retient traditionnellement du roman.
Entretien avec Frédérique Mingant et décryptage.
En quoi ce spectacle se distingue-t-il du roman de George Orwell ?
Mon idée de travailler sur 1984 et de l’adapter au théâtre date d’il y a trois ans. J’ai donc travaillé plusieurs mois dans cette perspective, mais une mésaventure m’a empêché de poursuivre car les ayant-droit ne m’en ont pas donné l’autorisation, arguant du fait qu’il existait déjà quatre adaptations scéniques en Angleterre de ce texte, validées par eux.
J’ai d’abord été déçue, car mon idée était d’aborder le plateau de manière différente, et j’avais envie de m’atteler à un rapport au texte qui m’était propre.
J’ai alors lu les quatre adaptations anglaises : trois d’entre elles représentaient exactement ce que je ne voulais pas faire, mais celle de Duncan Macmillan et Robert Icke, elle, m’a emballée. Elle est très fidèle à la narration, retrace le parcours de Winston Smith, sa rencontre avec Julia, ses aventures avec O’Brien. Les quatre adaptations retracent le parcours narratif, mais cette dernière m’a semblé particulièrement fidèle à l’esprit d’Orwell, quitte à ce que cela paraisse perturbant. Traduire, c’est trahir, et Macmillan et Icke ont été fidèles à Orwell tout en transformant son écriture.
Que voulez-vous dire par « fidèles à Orwell » ?
Les trois premières versions sont très « années 50 » : on y voit des résistants, un pouvoir totalitaire à combattre. Elles sont donc très édifiantes, pontifiantes.
Je ne voulais pas que mon spectacle sente les années 50. Quand Orwell a publié son roman, le monde sortait de la Seconde guerre mondiale, mais son texte est plein d’un humour anglais et d’une pensée plus fine, plus profonde, voire plus retorse de la question du totalitarisme que la simple opposition entre résistance et totalitarisme.
La quatrième est donc plus fidèle : en 1949, le nazisme venait juste d’être battu, le stalinisme était encore fort, et Orwell avait constaté que ces totalitarismes avaient laissé d’infimes traces, des petites modifications du langage, des petits décalages. Son roman interroge ce que ces deux régimes «de fous », pour reprendre l’expression de Deleuze, ont laissé en germe. Il demande ce qu’un régime démocratique comme l’Angleterre peut devenir si ces petits symptômes se développent.
L’adaptation de Macmillan et Icke m’a donc paru plus contemporaine que les autres, qui sont plus historiques. Ils ont mis au jour une lecture de l’œuvre qui n’est pas si connue que cela. Les lecteurs d’Orwell pensent que le roman finit par la libération de Winston à l’état de légume, mais ces deux adaptateurs se sont basés sur la théorie selon laquelle, dans l’appendice du roman, intitulé « Les principes de la novlangue », s’immiscent les indices d’un deuxième futur, après 1984, après Big Brother. Ce deuxième futur, présent en contrebande, m’a passionnée.
C’est une relecture revigorante du roman.
Ce roman fait partie de ceux que l’on connaît, mais il a un double fond. Orwell est mort peu après sa publication, et ne l’a donc pas commenté. On sait juste qu’il l’a écrit alors qu’il était très attaqué par la tuberculose, tout en connaissant l’existence de la pénicilline mais ne possédant pas assez d’argent pour s’en procurer. Un éditeur américain lui a proposé d’éditer 1984 sans l’appendice pour 40 000 livres, ce qu’Orwell a refusé. On peut à juste titre penser que l’appendice est fondamental pour comprendre l’histoire.
Ces deux temporalités sont présentes sur le plateau. J’ai accentué le trouble qui s’introduit dans la réalité, les procédés destinés à saper tout rapport à elle. Le thème de la surveillance est important mais n’est pas, dans ma lecture, le plus intéressant. À mon avis, Macmillan et Icke ont réussi à parler d’endroits d’oppression plus efficaces qu’une caméra de surveillance, que les réseaux.
Comment avez-vous conçu la scénographie ?
Je suis partie de la proposition énoncée au début de l’adaptation, qui me plaisait beaucoup : le premier espace proposé peut être un lieu officiel, une bibliothèque, une école, des archives, un ministère, un lieu pouvant exister de tout temps, partout dans le monde. J’ai donc choisi un espace avec des tables et des chaises, un « lieu où l’on pense », c’est-à-dire un cerveau, comme le dit Antoine Vasseur, le scénographe. Le roman est écrit à la troisième personne, en focalisation interne, et faire de l’espace le cerveau de Winston me plaisait bien. Cela m’a conduite à faire un important travail de vidéo.
Comment l’avez-vous exploitée ?
Comme dans le roman, on a la présence d’un télécran ; on a aussi un écran qui sert à la propagande, à l’information, à la télésurveillance. Mais la vidéo permet aussi par moments d’accéder à l’intériorité de Winston, ou de diffuser des images du ciel, dans un usage plus poétique ou intime.
C’est la première fois que je travaille avec une vidéaste, parce que jusqu’à présent, je n’ai pas éprouvé la nécessité de travailler sur ce support : j’aime avoir des acteurs sur un plateau. Dans 1984, les deux se marient très harmonieusement. Le travail avec Julie Pareau pour vidéo et Thomas Fernier sur la création sonore a été le point de départ de la mise en scène. Puis les comédiens sont arrivés.
Comment donner chair à des personnages de roman ?
Une pièce de théâtre est un texte à trous, dans lequel le metteur en scène se glisse. Là, la base du travail est un roman de quatre cents pages. La première semaine de répétition, on a travaillé sur le roman, car dans les premiers chapitres, on a l’atmosphère. Les comédiens sont allés sur le plateau avec des improvisations tirées du roman. On est allés vers la pièce, ensuite. Pour ma part, je reviens très souvent au roman, l’univers du rêve est pour moi très présent, et j’espère que le plateau en est imprégné. Je cherche sans cesse comment réinjecter des éléments du roman. On pourrait dire que la pièce s’est ré-épaissie de la lecture du roman.
Avez-vous travaillé ce spectacle comme un reflet de la société contemporaine ?
Nous ne vivons pas dans un régime totalitaire en France, nous les avons vécues. Cette dimension est présente dans le texte mais j’ai surtout choisi de mettre l’accent sur les processus mis en place par Grand Frère : la déshumanisation ; le fait de vivre dans un présent continuel, la difficulté à se souvenir, qui est systémique dans le roman ; or si on n’a pas de souvenirs, on n’a pas la capacité de projection dans l’avenir. Je me suis aussi intéressée à la difficulté à se concentrer, due aux distractions continuelles, au rapport à l’information, à l’absence de solitude, à l’impossibilité de réfléchir. J’ai creusé le rapport aux sources, à la preuve, à la vérité : tout n’est-il pas relatif ? Le roman engendre la conviction qu’elle peut être relativisée.
La fragilisation de l’homme par ces processus, je la sens à l’œuvre aujourd’hui. Ils empêchent de savoir où l’on pose les pieds et empêchent donc d’agir. Je suis frappée par le désamorçage de l’action et le maintien des individus dans une incertitude constante – qui du reste peut être heureuse. Je voulais rendre palpable sur le plateau le caractère délétère de l’action. Winston est un homme qui commence à agir mais qui doit pour cela dépasser tous les paramètres organisés dans le roman. La phrase souvent répétée « Où êtes-vous, où pensez-vous être ? » témoigne de ce que la réalité de Winston est constamment modulable. O’Brien lui dit qu’il pense que la réalité est objective, que tout le monde voit la même chose que lui, mais qu’en fait, elle est dans son crâne. Dans le roman, il y a clairement un ciblage sur le cerveau, qui est une question du XXIè siècle.
Le roman souligne que les hommes ne peuvent plus faire confiance à rien. Orwell a été en Espagne pendant la guerre, a été témoin de choses dont on lui a dit qu’elles n’existaient pas. Il a subi le traumatisme de ces mensonges de la presse. La mise en doute est alors intériorisée, la confiance en soi, en ses sens, en son intelligence est remise en question.
Représentations à la Maison du théâtre à Brest les 26 et 27 janvier à 19h30. Renseignements:
http://www.lamaisondutheatre.com/saison___206.htm
Crédit photos: Yves Le Moullec