Jean-Luc Annaix, directeur artistique de la compagnie Théâtre Nuit, met en scène une pièce de théâtre musicale qui adapte le roman de Jean Echenoz Courir (éditions de Minuit), consacré à l’athlète tchécoslovaque tant de fois médaillé, Emil Zatopek, et surnommé, dans un pays qui cherche alors à rattraper et dépasser le capitalisme, la Locomotive. Interview avec Jean-Luc Annaix.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le roman d’Echenoz?
Parmi les nombreuses raisons qui m’ont poussé à mettre en scène ce texte, la principale est que ce récit est tout sauf cynique. Or nous vivons une époque tellement cynique que je suis tombé amoureux de cette histoire!
C’est une histoire réelle: Zatopek était un magnifique athlète, qui avait du respect pour ses adversaires, qui était issu d’un milieu modeste. Sa vie a été une suite de hasards: il travaillait à l’usine Bata, a été amené à participer à un cross country, et en est venu à courir. Courir est un roman qui fait du bien: à sa lecture, on peut croire en l’intégrité d’un athlète, admirer sa trajectoire. C’est aussi un roman poignant, puisqu’à la fin de sa vie professionnelle, il a dénoncé publiquement l’invasion russe et a été condamné à six ans de travaux forcés. La fin est particulièrement émouvante. C’était un homme d’une grande stature morale.
Comment avez-vous traité le contexte historique et idéologique dans lequel vécut Zatopek?
La pièce s’appuie sur un musicien formidable, Michel Aumont, qui joue de la clarinette basse et dont la musique dit beaucoup de choses. Dans le passage sur les grands procès de Prague, on entend une musique déchirante qui en restitue l’ambiance oppressante.
La tessiture de la clarinette basse est formidable: cet instrument permet une gamme de couleurs qui dégagent de nombreuses nuances, et je tenais absolument à en avoir une dans ce spectacle. C’est aussi un instrument très puissant et on entend sans problème l’invasion allemande! Lorsque j’ai rencontré Jean Echenoz, il a été content de savoir qu’il y aurait de la musique dans mon spectacle.
La langue d’Echenoz est magnifique et raconte avec intensité la manière dont tout le monde se dénonce. Sous la Terreur, on ne se connaît plus dans les familles.
Enfin, la scénographie conçue par Jean-Luc Taillefer repose sur une machine composée de rouages de toutes tailles. Elle fait allusion à la mécanique de Zatopek en tant que coureur, mais aussi au régime politique qui broie l’individu. Le spectateur décrypte ces allusions en même temps que le texte est proféré.
Vous vous êtes donc surtout appuyé sur des supports symboliques, plutôt qu’historiques?
Tout à fait, et à ceux-ci s’ajoute la vidéo. Aucune vidéo d’une course réelle n’est utilisée. En revanche, le vidéaste a choisi de projeter des rouages de montre, rappelant que Zatopek se battait certes contre le temps, mais aussi contre les rouages parfois malsains du régime tchécoslovaque.
Dans cette transposition, je me suis donc moins appuyé que des ressources documentaires que sur l’imaginaire. Sur scène, vous verrez une armoire métallique: c’est un élément réaliste, mais qui représente surtout la vie de Zatopek. C’est son casier quand il travaille chez Bata; c’est encore son casier quand il est dans l’armée. C’est son vestiaire d’athlète. Zatopek n’était pas riche, tout tient dedans.
Ce roman a à la fois une dimension biographique et a en même temps, en raison du gommage des dates, l’allure d’une fable. Avez-vous tenu compte de cette particularité?
J’ai respecté le texte à la virgule près – je ne me serais pas permis de toucher au phrasé d’Echenoz, si réputé pour la pureté de sa langue, de sa phrase et de sa construction. Et l’absence de dates est justement très intéressante: ce texte ne s’adresse pas aux spécialistes. C’est en effet une histoire intemporelle. Certes, il y est question de l’invasion allemande, du printemps de Prague, mais il est inutile de dire les dates: tout l’intérêt est de pouvoir se concentrer sur l’évolution du récit.
Vous évoquiez le phrasé d’Echenoz: comment l’avez-vous travaillé?
Echenoz adore le rythme, la rythmicité des mots. Avec Gilles Ronsin, nous avons travaillé par exemple sur les accélérations dans les récits de course. Pour ces textes-ci, Gilles lit le livre d’Echenoz et accélère le débit. Nous avons aussi travaillé les variations de rythme: juste avant les grands procès de Prague, le rythme est plutôt lent, et ce jusqu’au mariage avec Dana, puis interviennent immédiatement les procès, et il faut rendre le saisissement.
«Je courrai dans un style parfait quand on jugera de la beauté d’une course sur un barème, comme en patinage artistique. Mais moi, pour le moment, il faut juste que j’aille le plus vite possible.» (p. 63)
Comment ce texte résonne-t-il aujourd’hui?
Zatopek n’était pas un héros, c’était un homme ordinaire, un simple humain, dont l’humanité était touchante. Il ne s’est opposé à son régime qu’une seule fois. Il aurait pu passer à l’Ouest, mais ne l’a pas fait. Le régime se servait de lui.
Et au plan sportif, il courait en dépit du bon sens, il n’était pas formaté. Aujourd’hui, on voudrait que tout le monde se ressemble, avec un corps mince, élancé. Zatopek refusait ce formatage et c’est précisément sa part d’humanité.