La critique française peine parfois à reconnaître, dans ses écrivains ayant le sens de la fête et des sortilèges noirs, des auteurs de premier plan.
Héritier d’Oscar Wilde, de Gérard de Nerval et du peintre Johann Heinrich Füssli, Simon Liberati prouve une nouvelle fois avec Eva, son cinquième livre publié à ce jour, qu’il faut compter avec lui, et que l’absolu littéraire n’est pas une chimère pour midinette.
Nous remercions la librairie Dialogues d'avoir favorisé la réalisation de cet entretien.
Fabien Ribery : J’avais des réserves, sans même savoir pourquoi, avant de commencer la lecture d’Eva, livre d’amour fou pour la femme que vous avez épousée, Eva Ionesco, fille de la photographe Irina Ionesco, mère Pygmalion, quasi incestueuse, ayant fait poser son enfant dans des postures érotiques, voire pornographiques, qui ont fait les délices de la presse tapageuse et des amateurs de transgression sexuelle dans les années 70. Très vite, votre écriture a fait fuir mes préventions, parce que, en tant que romantique, vous avez une croyance totale dans les pouvoirs de la littérature, parce que vous avez écrit une sorte de traité d’anti-démonologie, parce que vous avez l’art de faire entrer Edgar Poe au Palace, la célèbre boite de nuit, avec l’œil de Françoise Sagan ou de Robert de Montesquiou. Mais, Simon Liberati, quelle réputation avez-vous ?
Simon Liberati : Ce n’est pas à moi de le dire, mais je vais essayer de vous répondre. J’ai souffert d’un certain nombre de choses, qui ont contribué peut-être aussi à aider la vente de mes livres, notamment le premier, Anthologie des apparitions [2004], et à favoriser mes rencontres avec les éditeurs parisiens. On a fait de moi le Vince Taylor de Frédéric Beigbeder sous cocaïne, noctambule infatigable, coureur impénitent, ce qui, si c’était moi, m’énerverait au plus haut point. Je peux susciter des antipathies par ce qu’on croit parfois voir en moi un être léger, trop superficiel.
En faisant de votre vie une œuvre d’art, en confondant réalité et fiction, en écrivant que vous ne cherchiez qu’à "séduire l’élite", n’avez-vous pas pratiqué l’art aristocratique de déplaire propre aux dandys ?
pour moi l’élite n’était pas du tout l’élite financière ou culturelle à laquelle il pensait, mais plutôt celle des mille lecteurs dont parlait Léautaud, qui ne faisait pas partie du tout-Paris.
Il y a peut-être eu aussi l’effet du procès, la tentative d’Irina Ionesco de faire interdire votre dernier livre où son image est peut-être quelque peu malmenée, mais qui est aussi très attentif aux forces créatives qui la constituent ?
Tout le monde sait qu’il est très difficile de bloquer un livre en référé. A mon avis, Irina, qui n’avait pas attaqué le film d’Eva, My little Princess [2010], a été plus ou moins convaincue par des personnes de son entourage qu’elle pouvait gagner de l’argent en faisant ce procès. Le droit d’exploitation des photos qu’elle a faites d’Eva était l’enjeu de ce combat. Mais, on a assez parlé de cette histoire.
Vous évoquiez à l’instant le nom d’André Breton. Une phrase de votre livre m’a beaucoup intéressé - "Je suis l’âme errante" - offrant peut-être une des clefs d’interprétation de votre œuvre, en faisant d’Eva une moderne Nadja, et en la rattachant ainsi au surréalisme. Eva est une phosphorescence, une apparition, et même une réapparition, puisque vous l’avez croisée une première fois quand elle avait treize ans, à un âge où elle vous a d’abord dédaigné. Votre livre est plein de fantômes.
Oui, j’ai pensé à Nadja en écrivant cette phrase, bien entendu. Eva croyait véritablement qu’elle était phosphorescente, ce qui l’a d’ailleurs amenée chez le désenvouteur.
Pourquoi ne pas la croire ?
Vous avez raison. Vous avez souligné quelque chose qui n’a pas été relevé du tout jusqu’à maintenant. Irina Ionesco, qui était danseuse de cabaret, puis danseuse nue, a approché Breton, c’est certain, même si je ne sais pas exactement dans quelles conditions. À la dernière exposition internationale du surréalisme, qui eut lieu en 1959, et qui était consacrée à l’érotisme, il y avait déjà toute la présence de thématiques qui ont pu marquer Irina, par exemple le travail d’érotisme noir d’Hans Bellmer.
Il y a avait aussi sûrement un peu d’André Pieyre de Mandiargues dans l’air.
Absolument. Son influence a dû être très forte, notamment aussi quant aux relations qu’elle avait avec Régine Deforges. Eva déteste, et elle a de bonnes raisons pour cela, Mandiargues, avec qui elle a été en contact, de même qu’avec son épouse Bona, et Robbe-Grillet, qu’elle abhorre aussi. Un peu comme Molinier, Irina est une artiste naïve, qui est allée vers le plus dur de ce qu’elle pouvait faire. Elle a véritablement travaillé le cœur du problème. Mon père, qui n’était pas un intellectuel non plus, a été formé par Breton à l’âge de dix-huit ans. Il était fils de militaire, a écrit beaucoup de poésie durant la guerre. Je crois que j’ai subi très directement son influence même si, quand j’étais enfant, mon père s’était détourné du surréalisme. Pour moi, Breton est comme un membre de la famille. Par ailleurs, Mandiargues était l’un des meilleurs amis de ma grand-mère, Odette, qui était éditrice d’art, et qui était née le même jour et la même année qu’André. Avoir le même horoscope était très important pour eux. J’ai donc à la maison des lettres et des livres dédicacés par Mandiargues. Et mon père, ami d’Éric Losfeld, était le premier correcteur du livre Emmanuelle, qui a donné le film que l’on sait. Il était très proche de Marayat Andriane, épouse d’un fonctionnaire international et femme réputée avoir écrit ce livre. J’ai une photo de ma mère enceinte de moi en train de parler avec Dominique Aury, qui avait écrit Histoire d’O.
Le tropisme érotique est donc très fort dans votre généalogie.
Mes parents, qui étaient très proches de Marayat, se sont finalement convertis, l’apologie du sexe se transformant en une sorte de phobie
Eva s’exprime effectivement avec une hauteur de vue étonnante pour son âge, tout en se protégeant par une sorte de morgue qui est quelquefois celle des divas.
Elle se comportait alors comme une superstar de la Factory de Warhol. Elle était extrêmement arrogante, refusant de lui être présentée, parce qu’elle le trouvait tout simplement ringard. Elle est peu après au Studio 54 à New York, rencontre Sid Vicious, tombe amoureuse de lui. Marie-Paule, la protectrice d’Edwige Grüss à New York, m’a montré une photo d’Eva à St Mark’s Place, les cheveux coupés parce que son idole venait de mourir. Elle est donc passée du baroque de sa mère au punk, qui avait quelque chose à voir avec le rétro et le rock’n’roll.
Eva vous remarque-t-elle alors ?
quand je la revois bien plus tard, j’ai l’impression de reconnaître ma sœur
Frédéric Pardo, encore un nom que vous ressuscitez !
Oui, et vous savez sûrement qu’il était alors l’ami de Dominique Sanda, de Nico et de Jean-Jacques Schuhl, que j’ai finalement rencontré par l’intermédiaire du Figaro après l’écriture de mes trois premiers livres. Je le considère un peu comme mon mentor.
Vous partagez avec Eva le souvenir de ce monde aujourd’hui quasi englouti, même si heureusement Dominique Sanda et Jean-Jacques Schuhl sont encore bien vivants. Son dernier livre [chroniqué dans le Poulailler] Obsessions revient sur tout ça.
Nous nous retrouvons, et nous apercevons que nous avons un monde en commun : la galeriste de l’érotisme, Sylvia Bourdon, mais aussi Hollywood Babylone, de Kenneth Anger, ou Ernest, le chausseur des putes de la rue St Denis, le modèle de son ami Christian Louboutin. Le surréalisme se mêle dans tous ces fils, et le nom de Breton ressurgit. Sa mère ne jurant que par lui, elle le rejetait, quand moi, fils d’un homme étant allé à son enterrement, j’avais beaucoup de respect pour lui. Nous en débattons encore ensemble. Eva est une intellectuelle par rapport à la plupart des gens que j’ai rencontrés par la suite. Il est rare que les filles de la nuit connaissent l’existence de Bona de Mandiargues, même si beaucoup de ces personnes ont un regard très fin. Visconti montre cela dans Violence et Passion à travers le personnage joué par Helmut Berger portant une couverture en peau de loup. Eva réapparaissant dans ma vie avait tout de suite sa place. Elle cumulait les titres, appartenant à la dynastie des filles de la nuit et à celle du surréalisme, qui faisaient d’elle mon double.
On se dit d’ailleurs, après la lecture de votre livre, que votre amour est si fort qu’une rupture éventuelle vous serait insupportable.
C’est totalement inenvisageable. L’hypothèse n’est même pas formulable.
Me plaît aussi dans votre livre ce que j’appellerais la double nature de l’art, à la fois force de salvation, de secours, et force de malédiction, de damnation. J’ai l’impression qu’Eva est un livre de magie blanche, quand sa mère pratiquait la magie noire, l’envoûtement.
Vous avez raison, j’ai voulu croire, dans mes bons jours, ceux de confiance, lorsque j’écrivais, et davantage alors que maintenant où, étant lu, je me sens plus fragile, que ce livre participait d’une entreprise de magie blanche. La famille Ionesco, l’arrière-grand-mère, la mère et la fille, croit en la magie. Eva est à la jonction de la Russie par sa mère, lignée de dompteurs de chevaux et de diamantaires, et de la Hongrie par son père. Elle est très attirée par l’Europe centrale. Sa pensée complexe m’échappe par certains côtés. Je parlais avec l’ethnopsychiatre Tobie Nathan de la nature d’Eva. Je crois que tous les deux s’entendraient très bien. Pas plus tard que ce matin, en rentrant du Goncourt des Lycéens, j’arrive à la maison, et me demande où est passée la serpillère. Quand je dis à Tobie qu’Eva pense qu’elle a été volée, il l’approuve immédiatement, évoquant ces esprits des maisons jouant des farces aux habitants.
À trop vous donner à l’intimité de votre relation, vous avouez dans votre livre avoir craint la stérilité littéraire. Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
La sècheresse va peut-être venir, mais je n’avais pas trop le choix. Eva est quelqu’un de si accaparant que je ne pouvais absolument pas continuer à tenir mon emploi du temps tel que je l’avais prévu. Je devais par exemple partir en Californie pour travailler sur l’affaire Manson, projet que j’ai reporté sine die.
Considérez-vous, à l’instar de Philippe Sollers et Julia Kristeva, que le mariage est l’un des beaux-arts ?
Absolument. Je me suis d’ailleurs beaucoup intéressé à Tel Quel au moment de ma première rencontre avec Eva, notamment la période qui a précédé l’engagement maoïste de la revue. Sollers et Kristeva sont de ces gens qui ouvrent des portes. J’ai lu avec beaucoup de soin La littérature et l’expérience des limites.
L’art peut-il tout se permettre ? C’est presque une question de cours.
L’art peut se permettre beaucoup de choses s’il reste de l’art.
Eva vous entraîne de plus en plus, semble-t-il, vers le cinéma.
Oui, c’est vrai. Nous avons réalisé pour Arte Rosa mistica, film de 18 minutes inspiré d’une conférence donnée chez Jean-Jacques Schuhl sur la rupture entre Yeats et Aleister Crowley, avec Jean-Pierre Léaud et Marisa Berenson, tous deux fans d’ésotérisme. Suite à son exclusion de la loge rosicrucienne, Aleister Crowley est devenu sataniste. Nous avons tourné dans une atmosphère méphitique.
Ce qui nous ramène à l’affaire Manson.
Histoire en cours, oui.
Allez-vous vendre votre âme au cinéma ?
Mais, vendre son âme au cinéma n’est pas si facile que cela, vous savez.