Spectacle présenté au Quartz du 3 au 6 février 2015.
La représentation de Rendez-vous gare de l’Est est programmée au studio de danse du Quartz, et le choix est excellent. La jauge est plus petite, plus intime, et le face-à-face plus saisissant. Je ne sais pas comment c’était aux Bouffes du Nord, où le spectacle a aussi été représenté, mais au Quartz, au dernier rang du Petit Théâtre, on n’aurait pas été dans la même proximité.
Car la proximité avec la comédienne est indispensable pour cette pièce, qui nous entraîne dans les méandres de la maniaco-dépression. Emilie Incerti-Formentini parle. Ses gestes sont rares et ses déplacements plus encore – mais à chaque fois lourds de sens. C’est surtout sa voix et sa présence qui portent le carcan de la maladie.
Carcan qui laisse filtrer des possibilités de contact avec autrui – la malade n’est pas, loin s’en faut, coupée du monde. Elle a un conjoint qui l’aime et qu’elle aime. Elle a une activité professionnelle. Elle ne veut pas vraiment d’enfant, mais elle a une nièce, dont elle s’occupe parfois.
Derrière cet écran, ce cadre d’une vie qui pourrait être conventionnelle, guette la crise. Le plus frappant dans ce spectacle est le surgissement des crises, et c’est leur attente qui crée la tension. Du premier au dernier mot, on se sent sur le fil du rasoir, suspendus entre une vie ordinaire et une vie pathologique. La parole et le corps sont des digues qui contiennent l’explosion, et soudain, la dépression revient.
Non que la maladie soit matière à spectacle. Non que les alternances de phases maniaques et dépressives suffisent à faire un scénario. Mais la matière récoltée par le metteur en scène et auteur, Guillaume Vincent, issue de l’expérience d’une femme qu’il a interviewée une demi-année durant, est disposée de telle sorte que le spectateur est à la fois porté par le développement des anecdotes, surpris par les revirements et les passages du coq à l’âne, impressionné par la violence des explosions.
Etonné aussi par le regard distancié que la jeune femme porte sur elle-même, sa lucidité sur son mal, sa connaissance pointue de ses traitements, qu’elle subit mais essaie aussi de dominer. Sa capacité à être spectatrice d’elle-même, et même guetteuse d’elle-même.
On parle de pièce documentaire. Je comprends cette désignation, mais je ne suis pas sûre qu’elle rende justice à la pièce. Certes, Rendez-vous gare de l’Est offre un large panorama sur la vie d’une femme malade. Certes, ce travail a été rendu possible par une enquête de terrain. Certes, la comédienne s’exprime comme son personnage a pu s’exprimer face à son enquêteur. Mais on en vient aussi à oublier la maladie, et à se focaliser sur le destin de cette femme, qui se pose aussi des questions que se pose tout individu, et en cela, la portée est amplement anthropologique. Mais le traitement du personnage est poétisé, notamment au moyen d’ellipses temporelles, et en cela, la portée est esthétique. Mais le récit est fait avec une grande sensibilité, et en cela, le résultat touche aux émotions plus qu’à l’intellect.
Un documentaire n’est pas uniquement didactique, c’est vrai. Et qualifier une oeuvre de documentaire, ou y voir une portée documentaire n’a rien d’insultant. Simplement, la construction d’ensemble de la pièce, qui retrace différents moments de vie du personnage et les présente comme un enchaînement d’épisodes, enchaînement animé par sa logique propre, et non par la logique d’un auteur de documentaire, fait que le spectateur vit une histoire, plus qu’il n’y assiste. Et le fait même qu’on parle du personnage de la pièce signale que cette femme est à la fois une singularité, et à la fois une figure dans laquelle tout spectateur peut entr’apercevoir un peu de lui-même, tout sain d’esprit qu’il est.