Entretien avec Corentin Canesson, plasticien en résidence au Centre d’art Passerelle, Brest – exposition visible dès le 7 février 2015
Fabien Ribery: J'imagine que tu as fait un programme de travail, même minimal, pour tes trois mois de résidence à Passerelle. Peux-tu en parler? Ou comptes-tu intégrer le maximum de hasard dans ton temps de travail?
Corentin Canesson: Ça n'est pas vraiment un programme, mais je réalise actuellement une série de quarante affiches format « JC Decaux », qui sont peintes à la main, et qui seront visibles dans ces emplacements publicitaires dans la ville avant l'exposition de fin de résidence en février 2015, exposition qu'elles annoncent. Cette première série m'a permis d'enclencher le travail d'atelier. Et pour le reste effectivement, l'idée est de profiter et de travailler le plus possible de manière à laisser les choses venir.
F.R: Vers quel type de production se dirige ton travail à Passerelle?
C.C: Vers l'érotisme, mais en trois mois ça ne va sans doute pas le faire .
F.R: L'érotisme oui, mais pourquoi justement pour cette expo-là? En trois mois, est-ce infaisable?
C.C: En réalité c'est plus un désir sur la direction du travail au long terme. Disons que ce type de résidence permet une réalisation des désirs plus grande que dans la vie «normale», de fabriquer des œuvres en tant qu'objets qu'on désire, qui réalisent des désirs. Donc j'aimerais aller dans des directions plus érotiques, même si je ne sais pas tant que ça ce que j'entends par ce mot. Attention, je n'associe pas automatiquement le mot désir à celui d'érotisme. Pour faire simple, il s'agirait dans un premier temps de revenir progressivement vers le corps, sa représentation ou son évocation.
F.R: Tu ne vis plus à Brest, mais à Paris, je crois. Quel est ton sentiment quand tu reviens ici? Que penses-tu de ce que la ville devient, ou pas, artistiquement?
C.C: Je suis installé à Paris, mais je passe beaucoup de temps en Bretagne, à Rennes, à Lilia Plouguerneau, et je suis très souvent de passage à Brest, qui est mieux que quand j'étais jeune. Est-ce que je regrette d'être si vieux ?
F.R: Sur Brest, que perçoit le vieux garçon que tu dis être? Y a-t-il quelque chose de stimulant pour toi dans cette ville ou d'anxiogène?
C.C: Disons que je suis souvent revenu, mais que je n'avais pas eu le temps de vivre dans la ville sur un temps plus long, plus étalé, depuis mon départ à dix-huit ans, il y a un peu plus de huit ans. Et simplement, je suis assez heureux de la redécouvrir. Beaucoup de choses ont changé. Il y a beaucoup de concerts, d'expositions, et de choses à faire, plus que dans mon souvenir. L'autre soir, par exemple, je suis allé voir Faust en concert à la Carène. La ville me paraît stimulante, certes, mais sans doute aussi grâce aux moyens de productions, et aux rencontres que me permet cette résidence. La manière dont on ressent une ville est tellement subjective .
F.R: Qui t'a appris la peinture? Quel est ton parcours artistique?
C.C: Les autres peintres, surtout ceux qui sont morts. L'apprentissage s'est fait en regardant, puis en imitant des gestes de peinture. Je ne me sens pas peintre au sens technique, c'est une habitude et un plaisir.
F.R: T'inspires-tu du cinéma?
C.C: Non. J'y vais rarement. Mais comme tout le monde, tout m'influence.
F.R: Tout t'influence, peux-tu développer?
C.C: Et bien je pense que tout ce qu'on lit, voit, entend, dit, etc. a une répercussion sur ce que l'on fait, comme la manière dont les rêves récupèrent tout ce que l'on enregistre dans l'éveil. La pratique artistique, tout du moins la mienne (je ne généralise pas), me semble fonctionner ainsi : beaucoup de discussions, de réflexions qui vont se fixer, se précipiter, dans la pièce, la peinture, ou l'exposition d'un point de vue général, que je réalise.
F.R: J'ai vu dans ton atelier une très belle image grand format de Jean-Luc Moulène représentant deux femmes nues très proches. Pourquoi ce choix?
C.C: J'aime énormément ce que fait Jean-Luc Moulène. J'ai trouvé cette photo planquée dans un coin des bureaux du centre d'art, j'ai donc demandé la permission de la mettre dans l'atelier. Et ça me rend plutôt heureux.
F.R: A Passerelle, ton atelier possède un volume intéressant, ample. Comment comptes-tu l'utiliser?
C.C: Au mieux, le plus possible... Trois mois, c'est très court finalement. Mais j'aime bien théâtraliser un peu ce genre d'espace. On a déjà commencé à diffuser des images de l'atelier sur internet, c'est une manière de mettre en scène le travail, et c'est aussi un espace de visibilité, d'où cette idée d'y montrer la photo de Jean-Luc Moulène par exemple.
F.R: Tu as fait du commissariat d'exposition. Que t'a apporté cette expérience?
C.C: Le pouvoir. Non, mais ça m'a sans doute permis de bien connaître et de pratiquer tout ce qui entoure une exposition : la production, la communication, la « médiation », les différents textes qui existent dans l'exposition. Et ensuite, c'est surtout le rapport au collectif qui me plaît dans ce travail, il y a une dissolution constante de la notion d’auteur, un cheminement très hasardeux des idées et de leurs réalisation dans le commissariat d'exposition. Et le fait d'être artiste et commissaire m'a permis de réfléchir au commissariat artistique, c'est-à-dire au moment où un geste de monstration, d'exposition, devient un geste d'artiste, et prend le dessus, ou au moins rentre en tension avec les œuvres elles-mêmes.
F.R: Tu travailles beaucoup en séries. Pourquoi?
C.C: Quand il y en a plus c'est mieux.
F.R: Comment choisis-tu tes titres? La plupart sont ironiques, humoristiques, parodiquement grandiloquents aussi.
C.C: Au pif, dans des livres, mais je fais ce travail avec Damien Le Dévédec généralement.
F.R: Peux-tu présenter Damien Le Dévédec?
C.C: C'est un ami, également artiste et commissaire d'exposition. Nous avons réalisé ensemble une grosse série de peinture d'oiseaux qui est notamment visible sur le site «Base DDAB». Je faisais partie avec lui, et d'autres, du collectif STANDARDS, actif sur Rennes de 2008 à 2014, et voilà, que dire? Récemment nous avons réalisé un workshop et le commissariat d'une exposition aux beaux-arts de Rennes intitulés «Du pain et des jeux». On a beaucoup ri. Je ne sais pas, c'est assez difficile de présenter Damien Le Dévédec... Il faudrait le rencontrer peut-être?
F.R: Tes lectures nourrissent-elles tes peintures? Baudelaire - le dandysme avicole - est-il un auteur de chevet pour toi?
C.C: Oui. Forcément aussi. Si tu parles de Baudelaire, j'imagine que c'est parce que tu as reconnu des fragments des Fleurs du mal qui titrent toute cette série de peintures d'oiseaux réalisée avec Damien Le Dévédec. Pour titrer chaque peinture, nous avons pioché sur quelques jours des fragments dans les livres que nous avions sous la main, et j’avais amené le livre de Baudelaire pour cette raison précise. Il y avait aussi un livre de Robert Walser et un livre d'architecture sur Mallet Stevens. En fait tout peut rentrer dans le travail, à mon sens, donc on est curieux, on cherche, on découvre, mais parfois les choses les plus évidentes, celles que l'on a sous la main (encore une fois), sont aussi bonnes, voire excellentes, à exploiter dans le travail. C'est la même chose pour le déplacement de la photographie de Moulène des bureaux du centre d'art à l'atelier. Et pour répondre plus précisément sur Baudelaire, ça fait partie de mes classiques, d'ailleurs un peu comme tout le monde je suppose. Et comme tu l'as compris, j'estime que le dandysme fait partie des choses qui arrangent un peu la vie courante.
F.R: Comment définirais-tu l'attitude du dandy en peinture?
C.C: Je pense tout de suite à Marcel Duchamp. Dans l'idée, c'est une attitude qui serait plutôt éloignée de la mienne. Un peintre qui produirait très peu de peintures, ou au moins des peintures sur lesquelles il y aurait très peu de peinture. Il y a un artiste, un peintre, qui s'appelle Bastien Cosson et que j'ai rencontré récemment, dont le travail m'évoque cette idée. On me désigne parfois comme un dandy, mais dans la manière d'être, pas dans le travail. Son travail l'est peut-être plus justement. On devrait échanger nos rôles pour voir.
F.R: Tu aimes particulièrement l'écrivain Roberto Bolano, qui a été l'une des matrices de ton travail artistique. Pourquoi?
C.C: Il y aurait beaucoup de choses à dire. C’est un écrivain extrêmement puissant, ce qui m’a le plus séduit, troublé, dans son œuvre, c’est sa capacité à passer de quelque chose de naïf, voire de puéril, dans le style, dans ce qui est dit, à des émotions, des sujets extrêmement forts, ce qui fait que je le place très haut dans la littérature. Il va loin, il est très libre et cela en toute simplicité, comme naïvement, ou l’air de rien. Bon, j’imagine aussi que c’est exemplaire quand on parle de création artistique. Ensuite, comme les livres que j’ai sous la main, ses textes étaient une très bonne source de fragments pour faire des peintures ou trouver des titres d’exposition, notamment un petit livre qui s’appelle Anvers, dont nous avons exploité des textes et des titres pour faire des expositions, principalement avec le collectif STANDARDS. La liste de ces titres me semble parler d’elle même : Plus jamais seul, La totalité du vent, Tu ne peux pas revenir. Ensuite, nous avions réalisé en 2012 une exposition qui s’appuyait sur son roman Les détectives sauvages. Nous récupérions la structure polyphonique, avec différents narrateurs, comme structure de conception de l’exposition, qui se présentait comme un assemblage de narrations, d’histoires. Un jour, ce serait bien de s’attaquer à 2666, mais là ça demanderait encore plus de travail. Voilà pour l’utilisation et l’admiration. Ensuite, ce sont des histoires qui engendrent beaucoup d’autres histoires, et donc beaucoup de plaisir.
F.R: Il me semble que l'histoire du groupe Tel Quel, dernière avant-garde littéraire française, t'intéresse. Par quels chemins es-tu parvenu à Tel Quel?
C.C: Cela m’intéresse un peu oui, et je lis en ce moment un livre sur l’histoire de Tel Quel. Quelle coïncidence cette question ! Mais je ne pense pas le lire en entier. Je me suis beaucoup intéressé aux situationnistes, ou aux mouvements musicaux et artistiques. C’est un intérêt pour les histoires collectives en général.
F.R: Le travail collectif revêt donc pour toi une grande importance. Pourquoi ?
C.C: C’est comme pour les séries, quand il y en a plus c’est mieux. Là encore, il s’agit de provoquer des hasards, des rencontres. Je n’aime pas trop la solitude dans le travail, l’ennui arrive très vite. Dès que quelqu’un d’autre rentre dans le travail, comme acteur, comme sujet, comme modèle, ou n’importe quoi, tout change, tout peut se renverser, et ça peut créer ce désir qui me semble primordial dans la pratique artistique. Plus « techniquement », je pense que travailler avec d’autres donne une assurance que l’on a difficilement seul, et je pense aussi que le fait d’avoir participé à pas mal de groupes de rock, à Brest justement, quand j’étais adolescent, m’a donné ce goût pour le travail collectif.
F.R: Tu as choisi d'intituler ton exposition "Samson et Dalila". Pour quelles raisons? Je te savais amateurs de cheveux, mais à ce point-là!
C.C: Il me fallait un titre d’exposition en arrivant ici, sans avoir aucune idée de ce que j’allais faire hormis cette série d’affiches. Le titre est sorti d’une discussion avec une amie, et il s’est fixé. Une fois fixé, je ne pouvais pas y revenir. Je pensais qu’il se viderait de son sens, qu’il deviendrait absurde, mais c’est l’inverse, il irrigue le travail et m’oriente vers de nouvelles choses. Il me dépasse un peu ce titre, mais je l’aime bien, et il me permet de faire ma psychanalyse en même temps que la résidence.
F.R: Tu as envie de réapprendre les lois du corps dessiné à partir d'un modèle vivant. Qu'attends-tu de cette expérience? En outre, la question du modèle semble te passionner.
C.C: Disons que «Le peintre et son modèle» comme sujet de peinture, ou de photographie, est un sujet assez fascinant, et il m’apparaît comme un inverse iconographique de « Samson et Dalila », sur le rapport de pouvoir, homme femme, femme homme. C’est très flou bien sûr, puisque c’est très lourd. Mais au-delà de ça, je travaillais comme assistant d’exposition sur une exposition à Paris avant de venir ici, et dans cette exposition beaucoup d’œuvres renvoyaient au corps. C’était comme le motif de l’exposition. On montrait des œuvres de Man Ray, ou d’artistes contemporains comme Sarah Lucas, ou Pierre Huyghe. Donc, le fait d’avoir travaillé, regardé, manipulé ces œuvres m’a sans doute beaucoup influencé aussi.
C’est intéressant, puisqu’on peut aussi renverser ça: ça n’est «le peintre et son modèle», mais «le modèle et son peintre», et ensuite qui regarde? A qui ça s’adresse? Bref, j’y travaille, et je ne sais pas ce que j’attends de cette expérience. Je le saurai après sans doute.
F.R: Tes premières œuvres produites à Passerelle m'évoquent Bram Van Velde et De Kooning.
C.C: J’essaye de tenir une position où je n’oppose plus l’abstraction à la figuration, et donc je ne regarde plus l’abstraction de manière historique avec des summums d’intensité ou de radicalité. J’ai peut-être tort, mais c’est ce qui me permet de continuer à travailler. Bram Van Velde, De Kooning, Roberto Bolano ou encore Brice Marden et Kurt Cobain, ce sont des choses qui sont là, des choses qui existent, et on peut tout en faire.
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