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Comme toutes les contre-utopies, L’Examen Moyak fait frémir par la proximité de la menace qu’il décrit. Dans le cadre du Festival Obliques, organisé par le Théâtre du grain, La Maison du théâtre a proposé, les 4 et 5 novembre 2016, une plongée dans un univers d’apocalypse, celui de la zone contaminée. Dans cette fable qui pourrait être drôle si elle ne présageait pas un avenir obscur, le spectateur casqué est englouti dans le monde proposé par la Nouvelle Agence Coloniale grâce à la technique du son binaural. Il entend et touche de près le mal invisible.

Entretien avec Pascal Rueff (L’Agence du Verbe). 

 

Tchernobyl est un lieu de recherches pour vous : comment s’est produit, dans votre parcours personnel, cette décision de vous y rendre, cette prise de conscience ?

Je m’y rends chaque année depuis dix ans, avec Morgane Touzé, ma compagne, qui est musicienne et chanteuse. Le point de départ de cette aventure est l’ouvrage de Svetlana Alexiévitch, La Supplication, paru à l’époque où j’enseignais en Master Image et son à l’UBO. C’était peu avant le vingtième anniversaire de Tchernobyl.

À sa lecture, j’ai été frappé par l’énormité de la catastrophe et ressenti combien c’était un événement unique dans l’histoire de l’humanité. Il a engendré la perte de territoire, l’humanité s’y est montré responsable de son propre échec, a suscité son propre départ. C’était une région magnifique qu’il a fallu quitter. Alexiévitch est la première à avoir montré la portée symbolique à l’événement.

En 2006, nous avons croisé la route de la compagnie Brut de béton. Alexiévitch avait proposé à Bruno Boussagol de faire quelque chose pour le vingtième anniversaire de l’accident. Nous nous sommes donc joints à la caravane qui parcourait une diagonale de l’Europe pour se retrouver le 26 avril devant une esplanade pour une commémoration étrange, sans public. La caravane devait être suivie d’une résidence d’un mois dans un village à 45 km de là, Volodarka. On y est allé, et cette coïncidence a été notre point de départ.

Comment s’est passée cette résidence ? 

Nous nous sommes retrouvés dans cette Europe de l’Est que je ne connaissais pas, la langue représentait une vraie barrière. Durant le mois de résidence, nous avons découvert que des gens vivent là… Une famille nous dit « à l’année prochaine » et on y est retourné.

Puis, ces résidences se sont renouvelés jusqu’en 2011, parfois un mois, dix jours, puis nous sommes passés à des formats longs pour résidences d’artistes de deux mois : nous voulions comprendre comment marchait ce territoire. En 2007, nous avons entamé un travail d’exploration d’abord géographique, l’examen des voies, des routes, nous avons travaillé avec cartes, notamment des cartes de contamination que les habitants n’avaient pas, des cartes militaires soviétiques.

Un jour, les garde-frontières nous ont envoyés vers un endroit décrit comme très sale, Rudnia. Là on s’est retrouvé dans une situation paradoxale, en zone contaminée mais non interdite par barbelés ou autres. Un espace contaminé et administrativement interdit mais auquel on pouvait accéder librement, c’était une contradiction qui s’ajoutait à d’autres contradictions. Un espace à la fois beau et sale, fermé et ouvert.

Comment avez-vous vécu cette immersion en zone contaminée ?

Les comportements vis-à-vis du risque de la radioactivité ont été très variés. La première fois, on a été frappés par l’image du lieu, noire, dramatique, qui vient se heurter au printemps ukrainien éclatant. On s’attendait à trouver un désert nucléaire, mais Tchernobyl n’a pas été victime d’une bombe atomique, les effets de l’accident sont complètement invisibles.

Nous étions équipés de dosimètres, mais certains éléments ne sont pas détectables et sont pourtant cancérigènes au millionième de gramme. Inversement, on refusait d’abord la nourriture qui nous était offerte, puis on s’est rendu compte que ceux qui nous l’offraient vivaient là, et on a commencé à accepter.

Le dosimètre réagit en émettant un crépitement sonore plus ou moins intense. Certains avaient une grande sensibilité à ce bruit, après l’observation abstraite des cartes. Tous, nous sommes passés par des moments de crise : chacun vient avec ce qu’il est sur le moment et soudain, vit une crise vis-à-vis, par exemple, des insectes, ou parce qu’il se prend une écharde dans le doigt. Le lieu réveille des fantasmes. L’esprit peut finir par créer une relation avec cet endroit qui semblait ne pas vouloir nous parler ou qui ne nous parlait d’abord qu’à travers le dosimètre.

L’épreuve est brutale. Vous parleriez d’épreuve initiatique ? 

Nous étions là pour faire des images, des prises de son, des photos au sténopé. Nous étions venus chercher une relation avec le monde physique via un médium, quel qu’il soit. Le stress lié au danger radioactif était fort. Nous étions d’abord masqués, bottés, gantés, puis avons compris l’inanité de ces équipements.

C’est une expérimentation qui ouvre la conscience. Au bout de quelques résidences, nous avons eu l’impression que le dosimètre avait un effet sur nous et nous l’avons éteint. Ce n’était pas une expérience malsaine ou morbide, ça n’a rien à voir avec un roman comme La Zone, de Markiyan Kamysh, on n’est pas du tout là-dedans.

Une épreuve initiatique oui, car elle nous a changés. Nous nous sommes trouvés dans une autre dimension, politique, humaniste, avec un pied dans un impossible futur. Une fois passé l’aspect dramatique, nous avons dû nous demander : « j’y suis ; si c’est cela, puis-je m’en accommoder ? »

Comment se développe votre recherche, et notamment l’articulation avec votre activité autour du son ?

La première fois que je m’y suis rendu, avec Brut de Béton, j’y étais en tant qu’ingénieur du son mais je me suis rendu compte que je ne savais pas quoi faire de ce son. Dans un premier temps, je n’ai pas exploité mes prises de son, et c’est mon carnet de voyage qui m’a permis de créer un spectacle. Cette écriture poétique était capable de traduire, de transmettre des images efficaces. La démarche nous a encouragés à inviter d’autres artistes et à mettre en place les résidences. Et en 2009, je suis revenu au son là-bas, avec le binaural.

Qu’est-ce que cette technologie, le son binaural ?

Le son binaural renvoie avant tout au fait qu’on écoute avec nos deux oreilles, et donc à toute la technologique qu’on peut mettre en œuvre pour approcher l’écoute humaine. On utilise une tête artificielle pour faire la prise de son, puis l’écoute se fait obligatoirement avec un casque. Ainsi, on est capable de faire croire à notre esprit qu’on écoute dans l’espace.

C’est donc un bon moyen de prélever la réalité acoustique. La particularité de Tchernobyl est qu’il n’y a plus de trace d’homme, de manifestation humaine. On n’y entend que les oiseaux, les insectes, le vent. Le binaural est un bon moyen de capter une ambiance si particulière.

Le premier spectacle sonorisé en binaural que j’aie fait sur Tchernobyl s’appelait L’ile de T. sans pour autant que les mots de « Tchernobyl » ou de « radioactivité » soient jamais utilisés. C’était un spectacle pour un public réduit, une heure et demi de plongée dans des sonographies, un dispositif très lent et efficace.

Comment mettez-vous ce son binaural au service de votre propos dans le spectacle L’Examen Moyak ? 

L’intérêt de cette technique est qu’elle permet de manipuler l’auditeur. Dans un casque – placé de façon à ce qu’on puisse l’oublier – on est enfermés, et le son ouvre un espace familier, ordinaire en lui-même, mais extraordinaire en raison des conditions de médiation.

L’ouïe est un sens relativement inconscient et les automatismes en jeu sont nombreux. Si j’entends en bruit derrière moi et que cerveau décide que ça m’intéresse, je me retourne. Cette voix du son est donc capable, dans le noir d’un spectacle, de laisser marcher l’imaginaire et de convoquer des images personnelles. Vous réalisez une plongée avec des images qui sont les vôtres, une plongée dans l’intime.

L’Examen Moyak est-il un spectacle que vous qualifieriez de ludique ?

Au bout de trois fois, on peut commencer à s’amuser. Mais au début, avec le binaural, le spectateur est sous l’effet du saisissement. On entre dans la sphère d’intimité de la personne.

Une fois qu’on est familiarisé avec l’effet, au-delà du cynisme du propos de la Nouvelle Agence Coloniale, le spectacle comporte beaucoup d’humour, et on peut y prendre un grand plaisir. Toutefois, notre objectif, à l’origine, est que le spectateur vive expérience et qu’on le décale de sa position.

Comment faire du théâtre politique en 2016 ?

En France, il existe un clivage autour du nucléaire, avec ses opposants et ses partisans, restés à une situation datant d’il y a cinquante ans, lorsqu’un pouvoir centralisé fort a eu besoin de s’appuyer sur sa puissance. On a changé de paradigme. Ce clivage fait que vous devez vous trouver dans un camp ou un autre et que vous êtes bloqué. Aujourd’hui, on ne peut donc pas parler raisonnablement du nucléaire et les discours perdent de leur substance politique.

Nous ne sommes pas des militants anti-nucléaires, nous avons souhaité dire : « voilà à quoi ça ressemble ‘en vrai’, à travers le prisme de ce qu’on est ». Nous transmettons des expériences personnelles, mais assez intenses pour que leur traduction ait valeur de vérité. Dans notre travail, on tâche de rester sur une ligne médiane : on parle de notre expérience sur un territoire durablement contaminé par le nucléaire, on prend Tchernobyl comme la preuve irréfutable que le nucléaire n’est pas sûr. On ne parle pas de notre opinion mais de ce que l’on a vu, de la perte de territoire. Nous avons voulu transmettre quelque chose de vrai, de factuel, par le biais d’un regard artistique. Ce travail est une présentation.

Nous sommes entrés dans des zones rayées de la carte de la géographie humaine. Dans cette zone, la vie continue sans nous. La vie ne s’arrête pas avec fin de l’homme. Aujourd’hui, il s’agit de sauver l’humanité et non la planète. Nous vivons aujourd’hui un appauvrissement mais non une extinction.

Dans cette réflexion, le hiatus pour nous a été Fukushima. Jusque là, Tchernobyl pouvait être la figure emblématique du « plus jamais ça », c’était une catastrophe soviétique avant d’être nucléaire. Avec Fukushima, c’est une société avancée qui a été frappée et qui pourtant s’est moins bien débrouillée. La poésie en a pris un coup, et le cynisme de L’Examen Moyak vient de là. J’estime qu’il n’est pas utile de consacrer de l’énergie au cynisme, mais on ne pouvait plus faire de la poésie après Fukushima.

 

Pour aller plus loin :

 

http://www.tchernobyl.fr

 

http://www.binaural.fr

 

http://www.brut-de-beton.net/compagnie.php

 

http://www.actes-sud.fr/actualites/adaptation-au-cinema-du-texte-de-svetlana-alexievitch-la-supplication

 

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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