le poulailler http://le-poulailler.fr Chroniques culturelles du bout du monde Tue, 30 Dec 2014 12:28:02 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.9.3 Dengekan – Le petit précis de musique breizhorientale de Gaby Kerdoncuff http://le-poulailler.fr/2014/12/dengekan-le-petit-precis-de-musique-breizhorientale-de-gaby-kerdoncuff/ http://le-poulailler.fr/2014/12/dengekan-le-petit-precis-de-musique-breizhorientale-de-gaby-kerdoncuff/#comments Tue, 23 Dec 2014 14:53:31 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=3023 Il faut commencer par oublier tout ce que nous savons ou croyons savoir de la musique. S’asseoir sur les sièges du Quartz sans idées préconçues, sans avoir intellectualisé ce qui est annoncé comme la fusion entre la musique kurde et la musique bretonne, sans même se demander « ce que ça peut bien donner ». Faire confiance à l’expérience de Gaby Kerdoncuff et de Wirya Ahmad, et des musiciens de talent qui les entourent. Ce petit effort de dé-compréhension est nécessaire pour se replonger dans les fondements les plus intimes de la musique traditionnelle et de ce qui en constitue le noyau : la musique modale. Dès lors, on perçoit que la fusion dont on parle puisse être presque naturelle, on réapprend à écouter une musique traditionnelle sur laquelle sont passés des siècles de normalisation et de lissage, qui nous ont déshabitués à entendre la couleur des sons.

Le concert offert par Dengekan au Quartz n’est pas un show. Les musiciens entrent et s’assoient discrètement, sous des applaudissements qui tardent à venir. Pas de grand discours, juste un mot pour remercier de l’accueil et pour exprimer sobrement la joie des musiciens d’être ensemble. Il convient ici de préciser que la notion de « concert » est très occidentale ; au Kurdistan et dans la majeure partie du Moyen-Orient, on joue à l’occasion des mariages, des fêtes, des cérémonies, un peu à la télévision, qui est le principal relais de la culture. Mais jouer sur une scène devant un public assis ne correspond pas tout à fait à la conception que l’on se fait de la musique, synonyme de mouvement, de danse, de communion.

Dengekan revisite à travers le prisme britanno-kurde les répertoires traditionnels kurde et breton, souvent portés en kan ar diskan par la trompette quart-de-ton ou la bombarde de Gaby, répondant au zurna d’Azad Xeilani, ou par le chant inspiré d’Eric Menneteau et d’Ala Riani. Il a quelque chose d’émouvant à voir les musiciens se répondre, se regarder, se sourire, se concentrer, se balancer sous l’effet de leur propre musique, les yeux fermés, en travaillant chaque note. On peut toucher la couleur des sons, et – je le redis parce que c’est vraiment important, on perce sans pour autant pouvoir se l’expliquer, le secret un peu ésotérique de la fusion de ces musiques. Lorsque j’ai rencontré Gaby Kerdoncuff, je n’ai pas résisté à l’envie de lui demander des détails techniques, et je m’excuse donc auprès de ceux qui auraient aimé en savoir plus sur lui et sur Dengekan. Voici donc, en condensé de ce riche entretien, la raison fondamentale pour laquelle les musiques orientales et bretonnes sont si proches.


Nos oreilles occidentales sont habituées à une gamme au tempérament égal, élaborée au XVIIème siècle par Werckmeister, et qui divise une octave en douze intervalles chromatiques égaux. C’est la gamme du « clavier bien tempéré » de Bach. Or cette gamme, fruit de nombreuses évolutions, discussions, débats et adaptations, diffère sensiblement de la gamme dite naturelle, constituée des harmoniques simples d’une note tonale. Si en effet on s’en tient aux rapports strictement mathématiques d’une gamme naturelle, les intervalles « sonnent faux » à nos oreilles. Retenons de cela que la musique occidentale, après maintes pérégrinations, est l’approximation agréable d’un système fréquentiel plus « rigoureux » encore utilisé par les musiques orientales. Elle se fonde sur un système mathématiquement et physiquement faux, en somme. Or la musique traditionnelle, dont le chant est référent, utilise ces modes naturels et ces intervalles qui ont traversé les siècles jusqu’à nous. L’arrivée des instruments tempérés a largement contribué au lissage de ces couleurs, jusqu’à affirmer que les chanteurs de la tradition populaire chantaient faux. L’absence d’une définition normée de ces modes a précipité leur oubli. Voilà le nœud fondamental de la proximité de la musique traditionnelle bretonne et de la musique orientale : leur génome est le même !

Dans un premier temps, l’empire ottoman a eu un effet de formalisation de la musique orientale, en sachant en conserver toutes les saveurs, et notamment l’espace sonore kurde, très particulier, très « continental », selon le propre terme de Gaby Kerdoncuff. En 1932, se tient au Caire un congrès qui rassemble toutes les sensibilités musicales d’Orient, du Maghreb à la péninsule arabique, en passant par la Turquie, pour définir un mode (ou maqâm) unique qui soit reconnu par tous. Il en résulte une gamme, au demeurant assez peu satisfaisante, qui compte vingt-quatre notes, par intervalles de quarts de tons. Les applications particulières de ce mode unique sont également appelées maqâms, désignant cette fois des figures musicales spécifiques. Deux d’entre eux doivent retenir notre attention : le rast et le bayati. Ces modes-là sont en effet utilisés en musique bretonne depuis la nuit des temps ! Bien sûr, il demeure des subtilités, encore plus fines, tout cela ne tombe pas bien juste, mais c’est tellement approchant que la fusion est simple.

Dernier point qui rapproche la musique traditionnelle de la musique orientale : leur essence monodique (ou homophonique), où les sources sonores sont séparées par un intervalle d’unisson. L’histoire de l’harmonie commence lorsque la monodie grégorienne s’amplifie de quintes et de quartes, les voix se multiplient et s’emmêlent de manière toujours plus complexe et plus seulement modale; arrive l’âge d’or du contrepoint, système dans lequel on superpose des lignes mélodiques distinctes. Puis, d’une composition horizontale, on passe à une composition verticale. Bach, encore lui, est sans doute le compositeur qui réalise le mieux la fusion entre ces deux tendances.

La musique traditionnelle bretonne, quant à elle, reste accrochée à la monodie ancestrale, et tombe dans un quasi-oubli. Il faudra attendre les revivalistes tels que les frères Mollard, Soig Siberil, Eric Marchand, Youenn Le Bihan (et Gaby Kerdoncuff) pour lui redonner un second souffle en explorant des pistes jazz, orientales, classiques, voire rock. En ce sens, Gaby Kerdoncuff se considère (à juste titre) comme un puriste, puisque Dengekan renoue bien, si vous m’avez suivi jusqu’ici, avec une tradition plusieurs fois centenaire. Et si le concert présente effectivement un aspect polyphonique, il faut rendre justice à la délicate manière de l’aborder : l’accordéon de Jean Le Floc’h et la trompette de Gaby Kerdoncuff sont des instruments micro-tonaux. Il s’adaptent aux exigences de la musique, et non l’inverse.

Je laisse le fondateur de Dengekan conclure. Par un regret, tout d’abord. Les Orientaux explorent la musique occidentale, ils arrivent à construire leur propre culture moderne tout en conservant leur particularisme. De même, sans fondamentalisme, nous ne devrions jamais nous passer de nos racines lointaines, qui ont l’air évidentes, mais dont le très fort caractère nous échappe parfois. Et remettre sur le devant de la scène ceux, rares, qui savent encore chanter les couleurs.

Par un rappel, ensuite. La situation tragique au Kurdistan l’affecte profondément, au point qu’il ne sait pas quand il y retournera. Il va lui falloir du temps pour digérer tout cela. Et au Quartz, avec beaucoup d’émotion, il a simplement lancé : «nous sommes tous de Kobané».

Crédit pour l’ensemble des photos de l’article : Julie Lefèvre

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Lectures d’hiver - épisode 2 http://le-poulailler.fr/2014/12/lectures-dhiver-episode-2/ http://le-poulailler.fr/2014/12/lectures-dhiver-episode-2/#comments Tue, 23 Dec 2014 13:30:02 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=3029 LIRE, UNE AUTRE « FÊTE ». CONSEILS DE LECTURES POUR LES VACANCES. CHRONIQUES DE FABIEN RIBERY, PHOTOGRAPHIES DE JULIE LEFÈVRE (AVEC ANNE-LAURE RICHÉ).

DITS ET REDITS D’ABBAS KIAROSTAMI

Abbas Kiarostami, des milliers d’arbres solitaires, éditions Erès, 2014, 846p

On reconnaît généralement en Abbas Kiarostami, auteur, parmi tant de chefs d’œuvres, du Goût de la cerise (Palme d’or à Cannes en 1997) et de Close-up, l’un des plus grands artistes de la modernité cinématographique. On sait moins peut-être ses ambitions de poète, de photographe, ou de peintre, unité sensible d’une œuvre multiple.

Abbas Kiarostami est un humaniste de notre temps, sensible à la fragile beauté du monde, filmant des êtres aux actes obstinés, menacés en permanence d’un effondrement intime que seule la répétition des gestes permet de repousser.

Ses personnages apparaissent ainsi comme des Sisyphe à la fois dérisoires et grandioses de savoir affronter l’imminence de la catastrophe et la solitude.

David lutte contre Goliath, la vie continue, l’homme est un point dans le paysage, que le vent emporte.

Lire aujourd’hui les œuvres poétiques complètes d’Abbas Kiarostami éditées avec grand soin par les éditions Erès, accompagnées des travaux graphiques du franco-irakien Mehdi Moutashar (géométrie et métaphysique du carré), est une chance qui ne vous sera donnée qu’en mille exemplaires.

Faisant dialoguer de gauche à droite de la page textes en français et en persan, des milliers d’arbres solitaires est un bloc de plus de huit-cents pages, un voyage dans le blanc et le noir des écritures, un espace de méditation n’ayant pas peur du vide, ici bien plus créateur que destructeur.

On se souvient de ces somptueuses photos de cristaux de neige sur les pare-brise de voitures, utilisés tels des révélateurs, qu’exposait il y a quelques années la Galerie de France, rue de la Verrerie à Paris, et de ces cheveux isolés dans des prés recouverts de blanc qu’avait montrés le Centre Pompidou dans une confrontation féconde avec l’œuvre du cinéaste espagnol Victor Erice. Autant de gestes graphiques se confondant avec les signes d’un monde écrivant sa présence à la façon d’un calligraphe invisible.

La simplicité apparente des poèmes du maître iranien composés de courtes strophes uniques n’est pas sans rappeler l’éclat des quatrains d’Omar Khayyâm, poète de la fin de XIe siècle et du début du XIIe, ou la forme du haïku japonais que le recueil Avec le vent (P.O.L, 2002) nous avait fait rencontrer : « elle a accepté avec difficulté / elle a répondu avec amertume / elle est partie avec douceur » ; « au coassement des crapauds / je mesure / la profondeur de l’étang »

Abbas Kiarostami dit ainsi le monde dans l’évidence de son mystère transparent : « dans une maison / inhabitée / quelques allumettes humides »

On songe à ce vers de Rûmî (XIIIe siècle) : « Celui qui reste éloigné de son essence, cherche à rejoindre sa propre origine. »

Ces poèmes de trois fois rien font des mots le prolongement de l’œil photographique, des instantanés saisissant de façon définitive la soudaineté de ce qui apparaît : « à un croisement du bazar / quatre aveugles / un à chaque angle / avec des gains / plus ou moins semblables »

Marchant inlassablement, ne cherchant pas à opposer ville et nature, mais à sentir le mouvement de la vie en chaque circonstance, le classicisme d’Abbas Kiarostami, souvent élégiaque, est une façon d’être attentif au plus proche comme au meilleur de la tradition poétique orientale, horizon luxueux sous lequel abriter le tremblement des vers : « je laisse derrière moi toute une vie / en l’espace d’une seconde / je pleure sur moi-même »

Parmi les trèfles à quatre feuilles se cachent l’irrévérence, et l’humour : « un ivrogne / paisible / un imam / qui geint »

Ou : « dans mon dictionnaire / saucisson / et socialisme / se suivent »

La lune, l’abeille, les bourgeons, les mendiants, le vent, la pluie, la nuit, l’automne, les fleurs de toutes sortes, les jeunes filles cachées dans la rhubarbe, les putains rouillées, le vin à flot, les chevaux, les cailloux sont chaque fois un paysage renouvelé pour le voyageur solitaire fuyant la guerre et ses atrocités : « une balle / une cervelle / un jour »

Vision : dans le petit matin frais un pendu se balance.

Vision : un arbre isolé sur la pente.

Se suicider comme l’écrivain Sadegh Hedayat, cet astre au firmament du XXe siècle littéraire iranien ? Non, plutôt choisir l’exil, la contemplation, le goût du néant, une douce quête mystique.

Pour une mise en scène de Cosi Fan Tutte présentée au Festival d’Aix en 2008, Abbas Kiarostami avait filmé pendant des heures la mer dans les calanques de Cassis, parce que la nature est une chance. Dans une conversation avec Youssef Ishaghpour (Kiarostami, Le réel, face et pile, Circé, 2007) le cinéaste déclarait : « Pour moi, le seul amour qui chaque jour augmente d’intensité, tandis que les autres amours perdent de leur force, c’est l’amour de la nature. »

Il n’est pas si facile de disparaître, quand l’Histoire ne cesse de cogner à la vitre, et d’habiter poétiquement le monde en toute simplicité.

Mais, écoutez ça : « je ne sais si / je dois remercier / ou accuser / qui ne m’a pas / appris la nonchalance »


Festina lente, mon amour

PIerre Marlière, Variations sur le libertinage, Ovide et Sollers, Gallimard, L’infini, 2014

ll n’est jamais mauvais de rappeler quelques principes sains:

  1. Chacun est libre de disposer de son corps comme il l’entend.

  2. Chacun est libre d’assembler son corps avec qui lui convient, et de la façon qui lui sied le mieux.

  3. La jalousie est un infantilisme qu’il est parfois nécessaire de combattre par les armes de la philosophie la plus haute.

  4. Le vrai plaisir est ennemi de la société, il convient donc d’organiser sa vie de façon clandestine.

  5. La révolution est affaire de voluptueux.

  6. La littérature peut être une excellente boussole.

  7. Ovide et Sollers sont des timoniers hors pair.

Les jeunes gens d’aujourd’hui, le temps de cerveau disponible saturé de pornographie publicitaire, se sentent souvent bien seuls face à leur désir de beauté et de jouissance sans entrave. Le libertinage se présentant généralement sous son aspect le plus vulgaire – les réseaux et clubs spécialisés où le silence de l’âme est assourdissant – il importe, pour chaque génération, de retrouver les chemins d’une liberté si vite obstruée par la fausse monnaie d’une morale au service de la répression des gestes amoureux les plus nobles.

Pierre Marlière est un jeune homme ayant tout du gendre idéal, port altier, belles manières, bonne éducation – thèse à la Sorbonne, patronage de l’exquise Hélène Casanova-Robin – un livre en préparation dont on dit que Gallimard pourrait le publier. Pourtant, quelque chose cloche, ce garçon n’est pas tout à fait comme les autres et belle-maman pressent le pire.

Vous étiez prête à lui céder votre fille, mais voilà, vous découvrez que l’étudiant brillant est un vrai libertin, un irrécupérable, un sataniste, un coucheur de la pire espèce. Vous laissez tomber le livre. Mal vous en prend, madame, quelqu’un le ramasse déjà, le lit, et le range en bonne place dans sa bibliothèque, entre R.C. Vaudey (Manifeste sensualiste) et Patrick Wald Lasowski (Le grand dérèglement et Dictionnaire libertin). Point commun entre ces trois noms? Philippe Sollers, directeur d’une collection (L’Infini) rassemblant quelques-uns des esprits les plus libres de notre temps: Michaël Ferrier, Cécile Guilbert, Yannick Haenel, François Meyronnis, Benard Lamarche-Vadel, Gabriel Matzneff, Catherine Millot, Gilles Cornec, Sandrick le Maguer, Marcelin Pleynet, Valentin Retz, Dominique Rolin, Jean-Jacques Schuhl, Stéphane Zagdanski… Une écurie? non, une constellation.

Si l’association des noms Ovide et Sollers ne vous paraît évidente, c’est qu’elle ne l’est pas, et qu’ici la subjectivité de l’écrivant s’impose, faisant de ces deux figures des parangons de l’écart et de l’audace à travers le temps, qu’il s’agisse de dénoncer Auguste en restaurateur de mœurs purifiées, ou la société du spectacle en sa logique de falsification permanente.

Mais, dis-moi, papa, qu’est-ce qu’être libertin?

C’est être «cet oiseau de proie qui s’écarte et ne revient pas» (Littré, 1872), un dissident, un affranchi ayant su libérer et son corps et son esprit des serres d’une société faisant de ses familles le tombeau de la singularité. Si Philippe Sollers et Ovide sont des libertins, c’est que L’Art d’aimer ou Les Amours (traduction aisément disponible aux Belles Lettres), Femmes (l’idéalisation de la femme est un aveuglement volontaire, quand il s’agit de ne surtout rien savoir des arcanes du féminin), Portrait du Joueur ou Le Cœur absolu participent d’une guerre du goût contre l’imposture au nom d’un athéisme sexuel (Sollers) garant de notre capacité à rejeter les séductions de l’aliénation sentimentale.

«Le libertinage est, de toutes les manières, défi à l’autorité.» (Patrick Wald Lasowski)

Parole du petit-fils d’Hercule: «La nature m’a donné l’haleine fraîche, les couillons retapés, un vit infatigable, une humeur toujours enjouée, un estomac dévorant.»

Auteur d’un livre salutaire mais à la forme cependant bien sage, manquant de puissance dans le corps propre – une introduction, un plan en trois parties comprenant des explications de textes, une conclusion, des notes de bas de page et une bibliographie attestant s’il le fallait du plus grand sérieux scolaire de l’enquête – on attend désormais de monsieur Marlière qu’il quitte les strapontins de l’université pour la grande école de la vie, ses explosions inattendues, et la révolution permanente dans la traversée de la bibliothèque, afin qu’il devienne cet écrivain à la fois philosophe et poète que les libertins de demain pourront lire comme on écoute un frère avisé nous faisant part de la somme incroyable de ses expériences.

Les amants jouissant dans le rire et le langage inventent une Polynésie qui est la plus belle des terres.

Bonne nouvelle: l’anthropologie nous apprend aujourd’hui, bien longtemps après Sade, que nous sommes bisexuels par nature, temps de reproduction et de plaisir étant loin d’être toujours superposables, comme le prouvent joyeusement tant de singes pragmatiques. Français, amis des frissons et de la liberté, encore un effort pour être émancipés!

Ah, nous avons tant à apprendre de nos maîtres les bonobos, et de Georges Bataille: «La vraie façon d’étendre et de multiplier ses désirs est de vouloir lui imposer des bornes.»

Quod licet, ingratum est; quod non licet, acrius urit.

Et si nous ouvrions de nouveau Le regard froid de Roger Vailland?


 

Mémoire et papiers brûlés

Yves Pagès, Souviens-moi, éditions de l’Olivier, 2014, 108p

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Des ravages formant le chaos de nos temps si démocratiquement numériques, la disparition subite de la mémoire est peut-être le moins aperçu. En effet, depuis l’externalisation de notre cerveau, légué à la science informatique, profondeur de temps et sens historique semblent disparaître.

La guerre menée contre la sensibilité par l’invasion des petits hommes gris peuplant les bureaux de direction de notre planète unie dans le massacre et la bonne conscience atteint aussi notre capacité à surgir par la mémoire hors d’un présent perpétuel vécue comme incarcération.

Ça numérise, ça oublie, et ça écrase.

S’il est trop tard pour avoir une vie privée, il n’est pas certain que la dissidence, et la renaissance tant attendue, ne se bâtisse pas dans le secret de souvenirs travaillés comme des matériaux de sculpteur, irréductibles blocs de marbre à la fois malléables, inentamables et tranchants comme des couperets.

Pour que tout change, sachons réinventer la substance même de notre psyché.

Pour être fidèle à notre passé, sachons le travestir avec toute la lucidité antisentimentale que Dieu nous prête encore.

En 1978, Georgec Perec publie Je me souviens, livre formé de 48O fragments impersonnels surgis d’un passé collectivement partagé.

En 1978, Georges Perec aurait pu être mort depuis plus de trente ans, les Nazis ayant fait de l’extermination des petits enfants juifs l’une de leurs jouissances.

Ses souvenirs peuvent être « objectivement faux », cela ne change rien sur le fond, ce sont des rescapés, il faut les célébrer comme tels.

En 2014, Yves Pagès, codirecteur des éditions Verticales avec Jeanne Guyon, nous offre cinquante ans d’apnée mémorielle dans un petit livre de rien, facétieux, léger, et pourtant aussi important qu’une prière shintoïste.

Commençant la totalité de ses souvenirs par la formule « De ne pas oublier », il y a chez Yves Pagès, créateur malicieux du site « archyves » et du blog « pense-bête », une volonté de conjurer la perte, d’appeler le lecteur, le livre, ou Mnémosyne, à la rescousse.

Le droit à l’oubli s’adosse au devoir de se souvenir.

Quand la réminiscence se présente, point de lendemain pour le clavier de l’ordinateur.

Les archéologues de la mémoire se doivent d’aller vite, les peintures rupestres du cerveau s’effaçant aussi vite que les fresques de Fellini-Roma attaquées par l’oxygène pollué de la grande ville.

Cependant, se souvenir est avant tout un travail : « De ne pas oublier qu’avant d’entamer ce pense-bête remémoratif j’ai épuisé plusieurs dizaines d’années et autant de carnets à tenter de transcrire les choses sur le vif, à chaud, presque en direct, toutes tentatives demeurées sans suite. »

Grand amateur de Victor Serge, ami de Trotski, l’auteur du Théoriste (prix Wepler 2001) note ici un grand nombre de souvenirs ayant une dimension politique, rappelant que Polemos façonne notre réalité : « De ne pas oublier que, sous le régime vichyste, les Juifs de tous âges étant cantonnés au dernier wagon du métropolitain, ma grand-mère institutrice avait pris l’habitude, en accompagnant sa classe au ciné-club, au zoo ou au musée, de faire monter l’ensemble de ses élèves en queue de rame, sans trier parmi eux les blouses pourvues d’étoile jaune. »

« De ne pas oublier qu’en arabe dialectal harraga signifie littéralement « ce qui brûle » et que, de proche en proche, par quelque déplacement populaire du sens, le même mot s’est mis à désigner ces migrants clandestins qui ont dû « brûler » leurs papiers d’identité avant de traverser la Méditerranée sur quelque embarcation d’infortune. »

« De ne pas oublier que, lors d’un hommage aux fusillés de l’Affiche rouge sur le parvis de l’Hôtel de Ville, après avoir crié « Oui, Manouchian était un sans-papiers ! », j’ai été conduit de force jusqu’à un car de police déjà bondé, puis bousculé au point de perdre mes lunettes par terre, aussitôt écrasées sous les rangers d’un CRS qui, faute de pouvoir trahir sa jubilation à voix haute, se contenta de marmonner en aparté : « Sale p’tit pédé d’intello de merde ! » »

Néanmoins, on aurait tort de ne lire Souviens-moi que sous l’angle de l’indignation politique, tant l’humour est ici omniprésent : « De ne pas oublier que depuis une dizaine d’années, passant quotidiennement devant le local de la Fédération française des artistes prestidigitateurs, au 257 de la rue Saint-Martin, je n’ai jamais vu personne y entrer ni en sortir, les grilles de sa vitrine demeurant cadenassées à double tour, phénomène pour le moins paranormal si l’on en croit le portail numérique de cette association prétendant que le siège social est ouvert cinq jour sur sept et en pleine activité. »

Sur le gramophone tourne en boucle depuis quarante ans une chanson que l’on retrouvera en leitmotiv du film de Carlos Saura, Cria Cuervos, et qui pourrait constituer la bande-son de notre lecture, « Porque te vas ? »

Lecteur, réjouis-toi, il te reste 265 fragments à découvrir.


LE DROIT DE CITÉ DES MÉTÈQUES

LINDA LÊ, PAR AILLEURS (EXILS), CHRISTIAN BOURGOIS, 2014, 163P
MAYA BENTON, ROMAN VISHNIAC, PHOTOPOCHE, ACTES SUD, 2014, NON PAGINÉ

On redécouvre actuellement – exposition à Paris au Musée d’art et d’histoire du judaïsme ; sortie nationale d’un petit livre précieux dans la collection Photopoche - le travail photographique de Roman Vishniac, né russe en 1897, exilé à Berlin durant les années terribles, et mort à New York à l’âge de 92 ans.

En 1984, Elie Wiesel préfaçait Un monde disparu, travail photo-documentaire consacré aux communautés juives d’Europe de l’Est avant la Shoah commandé par la direction européenne du Joint (American Jewish Joint Distribution committee), la plus grande organisation juive d’entraide dans le monde.

Aux Etats-Unis, alors que Roman Visniac parcourait l’ancien monde, la Farm Security Admnistration proposait à Walker Evans, Dorothea Lange et quelques autres de témoigner de la Grande dépression dans le sud et l’ouest du pays, afin d’alerter les hommes politiques et de les engager à venir en aide aux plus démunis.

L’œil de Roman Vishniac participant du courant de la photographie humaniste des années 30 saisit quant à lui dans les ghettos et villages/shtetls de Pologne, de Lettonie, de Lituanie, de Tchécoslovaquie et de Roumanie d’avant la catastrophe les us et coutumes du peuple juif, vivant le plus souvent dans une très grande précarité, victime d’un antisémitisme atavique, rescapé déjà.

Prendre des images, malgré tout, pourrait encore dire Georges Didi-Huberman.

L’attention que porte le photographe aux enfants est ici d’autant plus poignante, lorsque l’on sait que la plupart de ceux que nous voyons, à Varsovie ou Bratislava, périrent dans les camps d’extermination du Reich.

Photographie de Mara, sa fille, posant en 1933 à Berlin, devant un magasin spécialisé dans la vente d’instruments mesurant les crânes, afin de distinguer les « Aryens » des « non-Aryens ».

En contrepoint de la mort à l’œuvre, une véritable héroïsation des pionniers du sionisme est mise en place, les cadrages en contreplongée et les lignes graphiques anguleuses n’étant pas sans rappeler le travail du constructiviste russe, Alexandre Rodtchenko.

Arrivé au début de la guerre à New York – tel Jan Karski, Visniac tenta d’alerter Roosevelt sur la situation désespérée des juifs en Europe – il ne cessera, Rolleiflex et Leica au cou, de documenter la vie des émigrants, mais aussi les night-clubs de la cité frénétique, rapidement connu comme portraitiste de talent (Albert Einstein, Marc Chagall), retournant en 1947 en Europe – effroi devant les ruines de Berlin années zéro - pour photographier les rescapés et les déplacés de la communauté juive.

On commence à peine à se rendre compte de l’impressionnante dimension d’un homme, aussi soucieux d’apporter au monde un regard d’une qualité testimoniale remarquable, que de révéler la merveille de l’infiniment petit dans ses recherches de photomicrographie en couleurs dont il sera pendant longtemps l’un des maîtres incontestés.

Il n’est, à l’instar de Roman Visniac, de véritable artiste que dans la capacité à s’extraire en un bond du rang des meurtriers – fameuse phrase de Kafka – thèse que s’emploie à illustrer de multiples exemples la romancière et essayiste Linda Lê. Née au Vietnam en 1963, arrivée en France en 1977, l’auteur de A l’enfant que je n’aurai pas (éditions Nil) parvient à fonder en son geste d’écriture et sa quête intellectuelle, par la juxtaposition des noms d’exilés célèbres – exilés de l’intérieur ou/et de l’extérieur – et l’analyse de leur situation, une sorte de communauté provisoire d’écrivains dissidents, sécessionnistes venus de tous horizons, qu’il s’agisse de Witold Gombrowicz en Argentine, de Klaus Mann fuyant l’Allemagne nazie ou d’Imre Kertész, si lucide quant à la guerre menée en Hongrie contre l’intelligence sensible qu’il en devint paria.

Placé sous la conscience souveraine du Maurice Blanchot de L’Ecriture du désastre – « Qui écrit est en exil de l’écriture : là est sa patrie où il n’est pas prophète. » - par ailleurs (exils) est un livre composé d’une mosaïque d’expériences fondamentales, réfléchissant avec Edward Saïd aux multiples aspects de la sensation de déracinement ou de non-appartenance : « Agrippé à sa différence comme à une arme qu’il manie avec une détermination inébranlable, l’exilé insiste scrupuleusement sur le droit qu’il a de refuser de se sentir à sa place. »

Pour les enfants du XXe siècle ayant subi la guerre – le juif Albert Cohen (Le livre de ma mèreSolal), l’outcast Gregor von Rezzori (Sur mes traces), le suicidé Walter Benjamin, le déporté Robert Antelme (L’espèce humaine), l’errant Georges Perec (Ellis Island), Benjamin Fondane – la connaissance intime du mal est une manière d’exil.

En outre, le surgissement au cœur du siècle de « la raison nègre » (Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Frantz Fanon, le peintre Wilfredo Lam), la défense des peuples annihilés (Noa Noa, Gauguin) permet de mesurer la somme des turpitudes qu’aura masquée la bonne conscience des assis, des installés, des demeurés.

Le rappel de quelques faits et actes majeurs de l’histoire littéraire questionne l’exil et la mutabilité des points de vue comme forces dynamiques, ou déclin de puissance : Ovide en Scythie souffrant de la perte de sa langue natale, Montaigne chez les cannibales – « Nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfait police, parfait et accompli usage de toutes choses. » - Montesquieu au pays des Persans.

Leçon de Jean Amrouche, dans son introduction aux Chants berbères de Kabylie : « Quoi qu’il fasse, l’homme est exilé. L’un des privilèges du poète est de sentir la douleur de l’exil plus intensément que tout autre. Parfois il se révolte, et dans un sursaut, il entreprend la construction d’un autre monde que celui où il vit. »

Contre l’ordre moral/carcéral porté par les mensonges des établis, penser l’altérité (Emmanuel Levinas), la supranationalité (discours de prix Nobel d’Hermann Hesse), la valeur du dépaysement (André Gide contre Maurice Barrès), l’origine comme advenir (Jean-Luc Nancy), la Relation comme poétique des ralliements incompossibles (Edouard Glissant), la saveur du Divers (Victor Segalen), l’errance comme art de vivre (Bruce Chatwin), l’esprit nomade (Lorand Gaspar), la solitude contre tous (Marina Tsvetaeva), s’avèrera alors d’une nécessité vitale pour les âmes préférant l’infini détail et la hauteur de vérité, malgré les risques d’excommunication, au chloroforme de la bienséance de classe et du consensus cachant son sourire de loup.

Aussi, pour qui aura choisi d’écrire dans une langue d’abord étrangère et de changer de mère (Kateb Yacine, Hector Bianciotti, Cioran, Panaït Istrati), l’exil pourra être considéré comme « l’extrémité de l’état poétique », une tentative de réinvention se soi considérable, la langue d’écriture constituant alors une autre et plus désirable patrie.

En 1827, Goethe déclarait à Eckermann : « Aujourd’hui, la littérature nationale ne veut plus dire grand-chose, l’époque de la littérature mondiale est arrivée, et chacun se doit à présent d’agir pour en accélérer le processus. »

Le théoricien marxiste Lukacs appelait « exil transcendantal » le refus de se laisser happer par les passions identitaires et nationales.

Le récent succès du livre de l’Algérien Kamel Daoud, Meursault contre-enquête (Actes Sud), est une façon de renverser les perspectives en interrogeant Camus, et de rappeler que la lecture conduit qui se laisse véritablement porter par son courant à faire l’expérience d’un déplacement, d’une émancipation, d’une coupure salvatrice.

Les grands lecteurs sont souvent des bannis rêvant d’unanimisme.

Par leur suicide, Paul Celan – « Les poètes sont des Juifs » - Cesare Pavese, Alejandra Pizarnik, Jean Améry, Klaus Mann, Hermann Hesse tracèrent la figure d’un dernier exil.


L’odeur du désastre et le braiement de l’âne

Frédérik Pajak, Manifeste incertain, « La mort de Walter Benjamin, Ezra Pound mis en cage », volume 3, Les éditions Noir sur Blanc, 2014, 223p - Prix Médicis Essais

Ce qui frappe, lorsque l’on déploie les livres dessinés à l’encre de Chine de Frédérik Pajak, est un ensemble de qualités qui en font immédiatement de précieux compagnons de voyages : précision du trait, gravité des ombres et des visages, élégance de la mise en page, intelligence permanente du propos.

Editeur du « Cahier dessiné », revue et collection chez Buchet Chastel, Frédérik Pajak est aussi un lecteur considérable, cherchant dans les œuvres et biographies des auteurs qu’il admire ces grandes lignes et détails permettant de construire la profondeur d’un sens historique pouvant constituer boussoles pour une époque désorientée. Faisant sienne la parole de Walter Benjamin - « Rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’Histoire. » - ce solitaire fraternel est un homme que le présent égare et que la bibliothèque gorgée d’expériences existentielles fondamentales soutient.

Qu’on ne s’y trompe pas, en faisant vivre sur la page Nietzsche, Pavese – L’immense solitude, 1999 – ou Apollinaire – Chagrin d’amour, 2000 – l’auteur de Schopenhauer dans tous ses états (2007) se veut l’extrême contemporain de tous les sans-nom et abandonnés peuplant de désespoir les rues de nos grandes villes.

La nature est merveilleuse – contemplez la couverture – mais, dieu, que le métier de vivre est difficile quand Polémos gouverne le monde.

Présent dans les deux premiers volumes du Manifeste incertain – au moins six autres sont annoncés – Walter Benjamin, que nous suivons pas à pas, dans ce troisième tome auréolé du prix Médicis Essais, jusqu’à sa mort par suicide à Port-Bou, est pour Pajak l’une des figures majeures de son panthéon dessiné, la pensée du Berlinois apatride nourrissant sans discontinuer de sa lucidité critique le texte que nous lisons, le souffle court, les yeux pleins de larmes et de rage contenues. Imaginer l’ami de Bertolt Brecht et de Gershom Scholem, l’auteur de Paris capitale du XIXe siècle et des Dix-huit thèses sur le concept d’histoire (manuscrit confié in extremis à Hannah Arendt à Marseille en 1940), passer en France de camp d’internement en camp d’internement (Nevers, Colombes), de plus en plus démuni, isolé, désespéré, est une honte qu’en tant que Français nous ressentons encore.

Heureusement, quelques-uns, dont Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, auront sauvé l’honneur. Lettre du 23 octobre 1939 : « Vous êtes de ceux qui ont le plus fait pour montrer que l’esprit de la France peut et doit engendrer l’esprit européen dont il est à cette heure la clarté la plus consolante. »

L’ange de Paul Klee, les ailes ouvertes, poussé dans l’avenir par les désastres de l’Histoire – fameux tableau qu’avait emporté Benjamin dans son errance sans fin – peut ici être considéré comme un double des héros de vérité que ne cesse de réinventer, par un travail de documentation exceptionnel, un auteur affirmant, à l’instar du poète Alain Jouffroy : « Je vois le monde en peinture. »

Mêlant notations autobiographiques d’un homme sans qualité – « Je ressemblais à mes amis, à mes camarades, à mes amours, contemporains d’une société qui allait être bientôt totalement et mondialement matérialiste. (…) On nous appelait ‘la jeunesse’, et nous ignorions combien cette appellation exprimait de dérision. Nous devenions des clients, des ‘cibles’ » - relations biographiques (Walter Benjamin donc, le poète Ezra Pound), et citations multiples d’auteurs de premier plan (Paul Léautaud, Paul Nizon, Andrzej Bobkowski, Ian Kershaw), ce troisième Manifeste incertain, est d’autant plus poignant et intellectuellement passionnant que tout malheur est considéré, de façon anti-lyrique, comme une insuffisance personnelle.

Se désolidarisant dès la première page du rire des assassins, Frédérik Pajak se veut, sans pathos mais avec noblesse, du côté des persécutés de l’Histoire, reprenant à son compte cette pensée de Pound (13 ans d’internement à Pise puis aux Etats-Unis pour ses sympathies fascistes) à la tonalité très flaubertienne : « Une nation qui ne nourrit pas ses meilleurs écrivains n’est qu’un ramassis de barbares merdeux. La fonction sociale des écrivains est de garder la langue vivante, pour qu’elle reste un instrument précis. »

On saluera ici la présence en ces pages de l’auteur des Cantos – vaste système poétique pensé à la fois comme arme de guerre contre l’usure, les banques, les calculs misérables, et encyclopédie bâtie tel un work in progress englobant en son texte fleuve une infinité de savoirs et de citations, en grec, latin et chinois – ce barde aux mains chenues qu’observa souvent à Venise Marcelin Pleynet, le lisant, l’étudiant et le défendant sans relâche. Ouvrons le Dictionnaire amoureux de Venise, de Philippe Sollers (2004) : « Et puis, un matin de grande lumière, le voilà assis, seul, sur une chaise sous les fenêtres de la chambre où j’écris mon Paradis (nourri de Bible, de Dante, des Grecs, de Chine et de lui). Il est près du quai, contre une rangée de géraniums, il ne bouge pas, il contemple fixement ses mains, les triture, les pose alternativement l’une sur l’autre. Un regard, des mains. A ce moment-là, il est exactement en attente sur une corniche du Purgatoire. Les cloches sonnent à toute volée, il se lève, s’en va. Cette scène dérobée est une des plus émouvantes de ma vie. »

Pound voulait être le Confucius de Mussolini, il fut l’un des maîtres de Joyce, et d’Hemingway, faut-il chercher l’erreur ou comprendre l’importance d’un délire ?

Comme Benjamin – son corps, introuvable, fut sûrement jeté dans une fosse commune – Pound fut un homme de radio, porteur de voix et de fantômes, un oracle.

Gloire à Pajak d’explorer aussi bien la noire musique des âmes, et de dessiner la liberté dans le fracas ininterrompu de l’Histoire la plus moche.

Marseille, 26 février 2014 : « Le monde est assez vaste pour que chacun puisse s’y sentir malheureux. »

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Lectures d’hiver - épisode 1 http://le-poulailler.fr/2014/12/lectures-dhiver-episode-1/ http://le-poulailler.fr/2014/12/lectures-dhiver-episode-1/#comments Mon, 15 Dec 2014 15:12:20 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2986 Lire, une autre « fête ». Conseils de lectures pour les vacances. chroniques de fabien ribery, photographies de julie lefèvre (avec anne-laure riché).

Comme un manteau de fortuny

Gérard Macé, La Carte de l’empire, Pensées simples II, Gallimard, 2014, 157p

Gérard Macé est de ces écrivains dont les cinq cents lecteurs – au mieux – constituent une confrérie secrète, précieuse, et réconfortante, quand s’effondrent un peu partout les digues de la pensée poétique critique.

Auteur d’une quarantaine de livres édités pour la plupart aux éditions Gallimard ou Le temps qu’il fait, Gérard Macé est un nomade fixe, voyageant aussi bien dans la littérature la plus large, que sur notre terre mère, passant, avec la facilité de qui médite depuis longtemps l’usage des masques et nos diverses façons d’habiter poétiquement, de l’Ethiopie au Japon, ou du Bénin à l’Arménie. L’écriture ou la photographie – découverte à cinquante ans comme Margaret Cameron – tissent ainsi sans fin une étoffe dont les moires ont la transparence des nuits d’un monde à la fois révélé et inconnu.

En 2011, un premier volume de ses Pensées simples nous avait déjà séduit par son art de mêler aussi bien réflexions sur les grands auteurs (Tanizaki, Mandelstam, Poe, Michaux, Conrad, Gide au Congo, Proust et la cuisine, Baudelaire et le goût de la parure), que thématiques littéraires (la citation comme cueillette primitive) ou picturales (sur le Douanier Rousseau, Claude Monet, Goya), remarques d’ordre ethnologique (sur les Indiens Yamakura, les chefferies du Cameroun, les Bamiléké) que naturalistes (sur les iguanes) dans un livre juxtaposant les fragments (Ambroise Paré, le nombril, Montaigne, les dieux égyptiens, La Fontaine, Tokyo, l’Inde… en quelques pages) comme un faux journal de bord contenant quantité de perles baroques. La forme choisie accepte la surprise de ce qui vient, la pensée analogique menant la danse.

La lecture est une naissance invisible : « Dans une famille où personne n’avait fait d’études, j’ai pu lire le Marquis de Sade dans la salle à manger, mais je me cachais pour lire les nouvelles sentimentales, dans les journaux féminins qu’achetait ma mère. »

Adepte du grand écart, Gérard Macé, refusant les cloisons de la raison raisonnante, fait du rêve, de la rêverie, de la conscience, et de la pensée positive une même science, à la façon d’un Leopardi écrivant son Zibaldone. Proche parfois de Pascal Quignard dans l’audace des propositions, et la recherche constante sur le fantasme des origines, toujours déjoué, la prose poétique de l’auteur du Rome ou le firmament, précise et fluide, ne se laisse guère bercer d’illusion réaliste, préférant le trait définitif d’un Joubert ou le plaisir des miscellanées les plus inattendues construisant un gai savoir encyclopédique : « A Saint-Pol-de-Léon et peut-être ailleurs en Bretagne, des étagères de la nuit servaient à conserver les crânes issus de sépultures, qu’on ne voulait pas confier tout de suite à l’anonymat de l’ossuaire. »

Roger Caillois se lève : « Autrefois, on mourait à trente ans dans un monde très pur. »

Le deuxième volume de ses pensées savamment désordonnées, La Carte de l’empire, prolonge cette poétique du glissement – de sens, d’image, de sons (du théâtre Cricot 2 de Kantor au verbe fricoter) - ou du « cabinet de curiosité », se plaçant sous l’égide malicieuse de Panofsky - « J’ai une idée toutes les six semaines. Le reste du temps je travaille. » - ou du désormais mythique Pierre Ménard de Borges réinventant le Quichotte en le recopiant pourtant mot pour mot.

Multipliant à nouveau les réflexions les plus surprenantes ou pertinentes (par exemple sur le remake en littérature, Descartes, Francis Ponge, Lévi-Strauss, Ozu, les langues menacées, la force de la parole, Georges Canguilhem, Douglas Sirk), ce livre peut être lu de façon à la fois continue et oblique, l’ordre des fragments recomposé de manière aléatoire permettant à la pensée cette respiration propice aux découvertes les plus étonnantes.

Définition de la poésie : « De la langue dans la langue. »

Définition de cette Carte de l’empire : de la pensée aspirant la pensée, et tirant en zigzag.

Un troisième tome des Pensées simples est en préparation, nous en feront notre miel, même si les coups de griffe peut-être trop convenus contre Barthes (en Chine), Jacques Derrida le différant, fétichiste du signe, Philippe Sollers le maoïste ou Louis-Ferdinand Céline l’absolu hygiéniste sont parfois loin d’être les nôtres.

Peu importe au fond, quand les perles irrégulières abondent à ce point.


La rage du poète

PIER PAOLO PASOLINI, LA RAGE, ÉDITIONS NOUS, TRADUIT DE L’ITALIEN PAR PATRIZIA ATZEI ET BENOÎT CASAS, 2014, 121P
LÉON TROTSKI ET JOHN DEWEY, LEUR MORALE ET LA NÔTRE, PRÉFACE D’EMILIE HACHE, LES EMPÊCHEURS DE PENSER EN ROND / LA DÉCOUVERTE, 111P
GEORGES DIDI-HUBERMAN, SENTIR LE GRISOU, ÉDITIONS DE MINUIT, 2014, 103P
GEOGRES DIDI-HUBERMAN, ESSAYER VOIR, ÉDITIONS DE MINUIT, 2014, 94P

Nous déployons nos ailes, mais le passé attire nos regards vers les catastrophes d’un progrès que nous appelons avenir.

Nous marchons entre les ruines de nos espérances, calcinés certes, mais palpitants encore d’un souffle de vie intransigeant.

En écrivant en vers et prose La Rage – le film sort confidentiellement en 1963 - Pier Paolo Pasolini dit avec un lyrisme déchirant, dans un montage textuel de soixante-six fragments, les dangers d’une époque dont la disparition progressive du peuple forme le stade terminal de l’unification. S’il lutte encore çà et là, le Spectacle s’arrangera pour peu à peu le transformer en simple figurant de télévision – « des millions de candidats à la mort de l’âme » - quantité dispensable noyée dans le divertissement et l’uniformisation mondialisée.

« Quand le monde classique sera épuisé – quand seront morts tous les paysans et les artisans – quand l’industrie aura rendu inarrêtable le cycle de production et de consommation – alors notre histoire prendra fin. »

Le suicide de la nymphe Marilyn en août 1962 à Hollywood symbolise cette fin, femme trop intelligemment sensible – on pourra, s’il le faut, s’en assurer en lisant son journal publié par Bernard Comment - pour accepter que règnent désormais interminablement l’ordre spectaculaire et les maîtres en costume : « Pauvre, tendre Marilyn, petite sœur obéissante, accablée par ta beauté comme par une fatalité qui réjouit et tue. »

Traitement, texte important constituant préface, est un cri d’alarme, quand l’homme tend à s’assoupir dans la normalité : « C’est alors qu’il faut créer, artificiellement, l’état d’urgence : ce sont les poètes qui s’en chargent. Les poètes, ces éternels indignés, ces champions de la rage intellectuelle, de la furie philosophique. »

Prenant appui sur des archives filmiques – des bandes d’actualité montrant la guerre en Corée, Churchill en son jardin, le couronnement de la reine d’Angleterre, l’assassinat de Lumumba ou un festival d’accordéon – l’auteur d’Accatone (1961) et de Mamma Roma (1962) semble livrer ici le chant du cygne d’une utopique révolution des prolétaires : « Sans doute dans de nombreux pays du monde / et certes dans le mien, qu’on appelle Italie, / le Capital se sent rétabli / dès qu’il peut commencer à corrompre. »

En 1938, la vie de Léon Trotski, autre adversaire du Capital, ne tient qu’à un fil. Ayant dû fuir l’URSS pour sauver sa tête, exilé en Norvège puis au Mexique, devant répondre aux accusations portées contre lui par Moscou, notamment en tant que conspirateur préparant un meurtre sur la personne de Staline, le révolutionnaire marxiste prépare sa contre-attaque, demandant la création d’une commission d’enquête internationale. John Dewey, philosophe pragmatique américain, accepte de la diriger, ce qui constitua selon Emilie Hache « l’expérience intellectuelle la plus intéressante de sa vie. »

Réunis pour la première fois par les éditions de La Découverte, dans la collection Les empêcheurs de penser en rond, les textes de Trotski, Leur morale et la nôtre (traduit du russe par Victor Serge) et de John Dewey, sa réponse, sont une façon stimulante de renouer, sans la renier ou l’enfermer dans la Terreur de la barbarie à visage humain, avec l’histoire d’un siècle qui fut aussi celui d’une tentative sans précédent d’émancipation de l’homme. Débat : la fin justifie-t-elle tous les moyens ?

En effet, jusqu’où aller pour mener à son point ultime la dictature du prolétariat, c’est-à-dire « l’accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature et l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme » ? Position absolutiste : si le mensonge et la prise d’otages sont nécessaires pour que triomphe la cause des opprimés, il ne faudra pas négliger ces moyens.

Constamment pugnace, Trotski insiste : il n’y a de morale que celle de la classe sociale à laquelle nous appartenons, la petite bourgeoisie masquant par ses agitations scandalisées une incapacité à assumer la part négative de toute véritable politique de justice, suintant la moraline pour ne pas avoir à respirer l’âcre odeur de ses compromissions : « Les moralistes souhaitent par-dessus tout que l’histoire les laisse en paix avec leurs bouquins, leurs petites revues, leurs abonnés, leur bon sens et leurs règles. Mais l’histoire ne les laisse pas en paix. »

Si Dewey, antidogmatique par pragmatisme, doute d’une loi de l’histoire intangible, telle que la lutte des classes, Trotski ne peut, en tant qu’héritier de Lénine et des morts bolcheviques, se permettre le luxe de fléchir : « La bourgeoisie, dont la conscience de classe est très supérieure, par sa plénitude et son intransigeance, à celle du prolétariat, a un intérêt vital à imposer « sa » morale aux classes exploitées (…) sous l’égide de la religion, de la philosophie ou de cette chose hybride qu’on appelle le « bon sens ». »

Pour Pasolini, Lénine était la figure du révolutionnaire type. Dans Sentir le grisou, Georges Didi-Huberman rappelle que dans la version préparatoire de La Rabbia, le cinéaste italien avait prévu cette phrase, finalement passée sous silence : « Lotta di classe, ragione di ogni guerra » (Lutte des classes, raison de toute guerre).

Le rôle de tout poète n’est-il pas ainsi de participer à sa manière à cette lutte pour l’espérance (« il sorriso della vera sperenza »), et de sentir la catastrophe qui vient, à travers une normalité aussi inodore et incolore qu’un gaz mortel ?

Le véritable contemporain (position de Giorgio Agamben) parviendra donc à voir ces ténèbres que cachent les lumières d’un présent aveuglant, à rendre visible, lisible ce qui advient, sans généralement trouver quiconque pour le formuler, ou le représenter. En ce sens, on attendra du cinéma de poésie, s’inventant à la jonction du poétique et du politique, qu’il nous offre la possibilité d’une survivance par-delà les ruines – ce qui rendit Salo, dernière œuvre pasolinienne, si violente, non pas d’être pornographique, mais d’abandonner toute espérance.

Leçon : une catastrophe (visible) en cache toujours une autre (invisible).

Et si « La raison, l’art, la poésie ne nous aident pas à déchiffrer le lieu d’où ils ont été bannis » - sentence de Primo Lévi tirée des Naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, 1986, placée à l’orée d’un autre opus de Georges Didi-Hubeman à lire en regard de l’œuvre précédemment citée, Essayer Voir – ils peuvent néanmoins nous permettre de survivre, et de survivre à notre survie (Imre Kertesz).

La validité du jugement esthétique pourra alors certainement être résumée par cette interrogation : l’œuvre qui nous contemple accroît-elle véritablement nos forces, ou non ?

On sait peut-être que Georges Didi-Huberman aura parié, contre Pasolini, c’est-à-dire tout contre, sur la Survivance des lucioles (2009).

Laissons-nous cependant toucher encore par le poète italien, et l’étrange lueur d’une parole étonnamment heideggérienne : « Il ne semble pas y avoir de solution à cette impasse, dans laquelle s’agite le monde de la paix et du bien-être. Peut-être seulement un tournant imprévisible, inimaginable… une solution dont aucun prophète ne saurait avoir l’intuition… une de ces surprises qu’a la vie lorsqu’elle veut continuer… peut-être… »


Ecrire, vivre encore

Jean-Claude Pirotte, Portrait craché, Le Cherche Midi, 2014, 191p

Et si la vie n’était qu’une parenthèse que levaient, pour quelques instants seulement, chaque acte poétique, chaque geste libre, chaque phrase juste ?

Pour Jean-Claude Pirotte, poète, romancier et peintre belge, l’écriture fut un chemin de salut, lui qui passa toute sa vie en cavale et trouva sa véritable patrie dans la fréquentation ininterrompue des poètes et des écrivains de premier ordre parfois injustement mésestimés (André Dhôtel, Henri Thomas, André Hardellet, William Cliff), publiant autant de livres - une cinquantaine, surtout à La Table Ronde et au Temps qu’il fait - que le nécessitait sa survie en milieu hostile.

Avocat exclu du barreau – « condamnation scandaleusement injuste » - accusé d’avoir facilité la fuite d’un détenu, Jean-Claude Pirotte dut quitter Namur et la Belgique pour trouver en la littérature une terre d’élection. Vivant dans le Jura avec l’écrivain Sylvie Doizelet (Chercher sa demeure, Qui est Memory ?), sa demeure était sa bibliothèque.

Gueule cassée à la fin de sa vie, victime d’une paralysie faciale, souffrant d’un cancer observé comme une bizarrerie inquiétante – et mortelle – Jean-Claude Pirotte pratiqua la mélancolie comme un art de vivre, et l’énergie du désespoir comme une politesse envers ses frères humains, dans la solidarité des parias.

Ayant toujours été considéré comme un excentrique par sa famille – « j’ai détesté mes parents et je suis puni » - ce réfractaire cherchant l’apaisement aura pourtant été l’un des plus droits ouvriers/artisans de la littérature, vivant sans luxe aucun - « La pauvreté s’efface devant la richesse des livres » - écrivant dans les contractions de l’estomac (leçon gracquienne), le cours du monde provoquant son écœurement, et fustigeant par exemple la « malédiction de l’informatique » : « Entrez, si possible, dans n’importe quel bureau d’entreprise, vous y verrez des machines triomphantes en face desquelles se démolissent la vue et le corps des esclaves. »

Ubu Roi régnant désormais sans partage, les contrepoisons seront comme toujours des livres ouverts : La Délie de Maurice Scève, Né pour naître de Pablo Neruda, Contrerimes de Paul-Jean Toulet, Langue d’oiseau de Camille Bryen.

Lorsque la nuit en nous est un égarement, la littérature peut constituer un principe d’orientation majeur, si on pense qu’elle se confond avec la liberté. Aussi l’alcool, que consomma joyeusement, sans la moindre modération, ce dipsomane héroïque, compagnon d’ivresse poétique des meilleurs d’entre nous, les Antoine Blondin, Georges Perros, Pierre Mac Orlan, Charles-Albert Cingria, habitant en larmes, rages, et rires de fond le pays des mots, des tremblements de l’âme et de la fraternité.

Héritier de Verlaine, l’auteur de Blues de la racaille et de L’Ajoie est un aquarelliste sombre, chantant avec tendresse la complainte muette des gens de peu, ce monde fantôme des habitués des bistros et des marcheurs solitaires des soirs de campagnes pluvieuses, simples atomes s’effaçant dans un dernier rayon triste : « J’aurai vécu en compagnie de la mort depuis ma prime enfance. »

Son dernier livre, Portrait craché, est le récit poignant, à la troisième personne et aux chapitres courts, de sa décrépitude, des assauts pervers du cancer, cette vie impossible menaçant la vie. Face au mal, la mémoire, les livres (« formant barrage à la déréliction »), et surtout la lecture continue de Joubert [qu’admire également Gérard Macé], constituent un efficace pare-feu. Corps et esprit se battent, Chesterton est un recours : « L’inconvénient à toujours préserver la santé du corps, c’est qu’il est bien difficile d’y parvenir sans détruire la santé de l’esprit. »

Depuis sa paralysie faciale, Jean-Claude Pirotte est pour tous, et d’abord lui-même, l’homme qui grimace, ou bave, peinant à fumer ou boire un autre verre de porto blanc sec. Chaque acte arraché à la mort est désormais une aventure qu’il convient de consigner : « Sa langue voyage dans sa bouche, impuissante à avaler les gouttes de café qui s’échappent par la gauche, et que les lèvres ne peuvent retenir. »

Apprivoiser la douleur est une lutte à mort : « La vie consiste à se faire mal, à se laisser envahir par tous les maux jusqu’à la perdition. Forcer les limites du destin n’a aucun sens, et le plaisir de se croire invincible ne compense pas la douleur de survivre – ou de mourir – à petit feu. »

Prendre soin chaque jour de sa stomie , « poche qui tient à son abdomen comme une coque au rocher », est une « obligation de survie », pas moins indispensable que d’ouvrir un livre de poèmes de Jean Follain, Armen Lubin (son « existence, ballottée entre logis provisoires, hôpitaux et sanatoriums divers, est un exemple à suivre et à retenir »), Albert Samain, Jacques Réda, Benjamin Fondane, Max Jacob, Henri Michaux, Saint-John Perse, Jacques Audiberti ou Philippe Jaccottet.

Pourquoi une telle litanie de noms ? Parce que chacun, à sa façon, aura su inventer par les mots les conditions de sa survie. Un autre poète, anarchiste, socialiste, révolutionnaire de tous les pays, Achille Chavée, l’Indien belge, lève le poing, puis trinque de nouveau à notre santé.

La vie nue relève d’un comique de situation inégalable : « L’homme est d’une maigreur que nous qualifierons d’intéressante, la cortisone l’ayant privé – ou quasiment – de ses muscles, il reste un squelette bien dessiné, qui conserve une peau juste un peu fripée aux articulations. »

Heureusement, pleinement vivants, Marcel Arland (La Vigie, Sur une terre menacée), Maurice de Guérin, Jacques Chardonne, Georges Rodenbach, Georges Bernanos, Henri Calet, Léon Werth, des dizaines de volumes amicaux, « analgésiques », sont là : « On ne lit plus Arland, on ne lit plus personne, plus aucun de ces écrivains dont la parole feutrée défie le temps. Il y a là pourtant cette douceur cruelle, cette attente, ce paysage qui constituent le secret révélé des existences. »

Suicidé de la société, Jean-Claude Pirotte trouve en Prével, l’ami d’Artaud, un frère inconnu : « Car seule la littérature – l’art en général, dirons-nous – est digne de maintenir l’homme au sommet de son humanité. »

C’est ainsi qu’il s’agit d’habiter, pour notre sauvegarde, « non pas le pittoresque des agences de voyages, mais la banalité souveraine d’un ancien monde. »

Nous l’imaginons maintenant (fantasme personnel) dans le compagnonnage de Georges Hyvernaud, (La peau et les os), ou du peintre Paul Rebeyrolle, ces anti-tricheurs fabuleux, imposant par le verbe ou la figuration explosée un silence de fond dans le vacarme ambiant.

Dernières lignes : « Je ne sais à quoi je souhaite en venir sinon à cet indéfinissable état d’absence de tout bruit à l’extérieur comme à l’intérieur de moi-même, afin de… quoi donc ? D’accueillir la mort et en quelque sorte de lui faire place nette.»

La mort est venue, la mort a pris, la mort a fui.

Silence ?

« C’est que j’ai encore envie de vivre, et de voir passer les nuages, et d’écrire ceci, ou autre chose. » (Brouillard, 2013)


PETIT LIVRE ROSE ET PENSÉES NIAGARA

Guy Robert, Reconnus, préface d’Eric Chevillard, L’Arbre vengeur, 2014, 91p
didier da Silva, L’Ironie du sort, L’Arbre vengeur, 2014, 155p

Quel destin imaginer lorsque l’on s’appelle Guy Robert et que l’anonymat semble votre unique horizon ? Vous pouvez être parfumeur, garagiste, poète, luthier, assureur, menuisier, vous savez qu’au fond vous n’êtes personne.

Andy Warhol a certes prophétisé un monde où le quart d’heure de célébrité serait un droit pour tous, mais, vous, Guy Robert, vous restez obstinément dans l’ombre, et regardez défiler les vedettes.

Vous ferez alors un petit livre drôle, Reconnus, cent-vingtième volume des éditions de Talence, L’Arbre vengeur, et vous demanderez dans une jubilatoire auto-ironie ce que vaut l’homme sans qualité, ce décor, cette habitude que personne ne perçoit plus, cette grisaille quand dominent les couleurs des passants illustres.

Pas même la valeur d’une doublure de Daniel Auteuil, et pourtant la puissance du Spectacle ne serait rien sans vous.

Vous marchez tranquillement dans une rue de Marseille où vous avez longuement vécu, et vous croisez un saint, Lanza del Vasto, « tel que sur la couverture du Pèlerinage aux sources, livre de chevet de mon adolescence dont je n’ai pas réussi à lire plus de trois pages. »

« Je suis né dans une ville où on ne peut plus naître, qui n’existe plus. Mort Schuman y est enterré. Avec un prénom pareil, il ne fallait pas attendre de miracle. »

A la façon du Je me souviens de Pérec [on pourra lire dans le Poulailler la chronique du Souviens-moi d’Yves Pagès], croisé dans la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, Guy Robert construit malicieusement une autobiographie où ne compteraient que les autres : « C’est l’été, je travaille dans un restaurant. Dalida vient un soir, de l’or dans ses cheveux. Je prépare la salade verte, les feuilles, la sauce et l’apporte à table. Je venais d’avoir dix-huit ans. Rien d’autre à signaler, menteuse. »

Le pantalon rouge de Brian Jones, les sourcils de Pompidou, la sueur de Jacques Brel, la nuque de Raymond Barre, les ampoules électriques sur le costume de Claude François, la Cadillac de Christophe, l’écharpe toute blanche (et tachée de café) de François Truffaut, les santiags de Bashung, la Porsche noire d’Etienne Daho, le sourire d’Hannah Schygulla, la doudoune d’Hubert Reeves, la signature de mousquetaire de Daniel Mesguich, le ciré jaune d’Eric Chevillard, le gel dans les cheveux de Manuel Valls – les détails forment un monde, qui, comme au Moyen Age, sont des points d’enluminure.

« Au Salon du livre, une dame arpente les allées coiffée du même chapeau qu’Amélie Nothom. Aurait-on idée de venir au Salon de l’Agriculture avec des cornes de vache sur la tête ? »

Livre sans gravité, Reconnus construit de façon allègre et émouvante le parcours d’une vie s’amusant à contempler le ballet des people en leur trivialité ordinaire. A quoi tient la gloire ?

Conseil à tous les écoliers : « A huit ans, sur la scène de l’Opéra, j’ai serré la main du Préfet qui m’a remis le prix d’excellence des écoles. Récemment j’ai serré la main du Préfet qui m’a remis une assiette de petits-fours. Quand on part de trop haut, la vie n’est qu’une lente dégringolade. »

L’impertinence protège de l’aliénation : « Il se trouve que je suis né le même jour que Jimi Hendrix. Et Rachida Dati. Si je dis qui je préfère, on va me traiter de misogyne. »

Savoir observer est un art - « Fanny Ardan est là, aussi. Protégée par un chien minuscule et de grandes lunettes noires. Même de près, elle est loin. » - et il n’y a pas de hasard, si Julia Roberts, la vraie, est le nom de votre grand-mère, qu’une autre, plus célèbre, aura forcément copié.

Pour Didier da Silva, autre Marseillais - mais ne serait-il pas finalement un avatar de Guy Robert ? - compère en fantaisie et gai savoir, la réalité toute nue est la plus incroyable des plus incroyables des fictions. Pour lui non plus, le hasard n’existe pas, tout se tenant, dans un continuum qu’il incombera au poète/défricheur de révéler. L’ironie du sort se lit ainsi comme on écoute un morceau de jazz de plusieurs heures, ou une gymnopédie qui pourrait ne pas finir.

Sachant apercevoir des liens de causalité savoureux, associant dans un même souffle lieux, personnages, époques les plus diverses, Didier da Silva prend de vitesse le lecteur dérouté par un effet de collages créant toutes sortes d’échos, horizons et verticaux, au sein de ses cent-cinquante pages écrites quasiment en un seul long paragraphe virtuose.

L’étourdissement est assuré, lorsque l’on passe avec autant de facilité du Chicago de 1924, à la Californie d’Alfred Hitchcock en 1963, puis de Éric Satie à Paris en 1925, à Maurice Ravel à New York en 1928, Robert Walser en Suisse en 1929, Amundsen au Pôle Sud en 1914 ou Villiers de l’Isle-Adam [bonjour Eric Reinhardt] à Saint-Brieuc en 1838.

Avec ces deux livres, l’Arbre vengeur, esprit frappeur, cogne encore très fort.

Si vous n’en sortez pas tout à fait indemne, n’incriminez surtout pas le hasard.

 

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Tournée de goulag - Soviet Suprem http://le-poulailler.fr/2014/12/tournee-de-goulag-soviet-suprem/ http://le-poulailler.fr/2014/12/tournee-de-goulag-soviet-suprem/#comments Sat, 13 Dec 2014 07:57:40 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2978 Soviet Suprem en concert le 13 décembre au cabaret Vauban à Brest dans le cadre du festival NoBorder.

Des uniformes couleur de murs tristes étoilés de galons exagérés et les lunettes sombres de tous les dictateurs du monde passé. C’est un putsch sonore dont il est question ce soir : des souvenirs musicaux, des cordes et des cuivres comme arrivés d’une U.R.S.S. pas si oubliée attaquent, appuient les voix de Sylvester Staline et John Lénine. Sous ces alias dont l’humour ne fait pas dans la dentelle en nylon, R-wan et Toma Feterman, respectivement leaders des groupes Java et La Caravane Passe, font une parenthèse avec « Soviet Suprem ».

Au premier abord cette grosse machine décalée, huilée à la vodka chaude, peut faire penser que la démonstration scénique, le cirque foutraque made in R.D.A., prendront le pas sur les chansons énergiques ou d’amour qui font le concert. Mais c’est bien les paroles de ces deux camarades chaussés d’Air Marx qui attirent vers la scène, au-delà des rythmes balkaniques qui embarquent le public et sentent la caravane qui brûle, la rouille du rideau de fer.  Sous la cascade de références (faussement ?) nostalgiques, les mots et les extraits d’hymnes moquent une certaine privation de liberté, nous parlent de la chute d’un monde. Alors entre deux sommations d’applaudir, il est question de corruption, de violence, de l’aridité d’un modèle bien actuel, malgré le décalage suggéré par les déguisements et autres orchestrations démesurées.

Un appel non pas à une lutte finale clinquante, passée ou future, mais à une fraternité triviale, aujourd’hui. C’est cette communion de l’émotion, de la chaleur humaine dans la fosse sous la scène qui emporte le spectateur dans leur délire : une volonté de partage qui, une fois les lumières électriques éteintes, s’est prolongée avec leurs voix et guitares sous les étoiles à la sortie du concert. Le mur est tombé entre Soviet Suprem et le public.

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Arrington de Dionyso: le chaman punk cultive sa part d’ange et d’animal http://le-poulailler.fr/2014/12/arrington-de-dionyso-le-chaman-punk-cultive-sa-part-dange-et-danimal/ http://le-poulailler.fr/2014/12/arrington-de-dionyso-le-chaman-punk-cultive-sa-part-dange-et-danimal/#comments Thu, 11 Dec 2014 15:42:40 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2927 Au premier coup d’oeil, Arrington de Dionyso semble insaisissable tant il est touche à tout : musicien, plasticien, performeur. A la fois ange et animal selon son inspiration, il ne laisse personne indifférent et les perceptions sont controversées à son sujet. L’artiste américain portait sans aucun doute l’esthétique la moins facile à approcher durant le festival Invisible, à Brest. Eclairage sur ce chaman aux forts accents punk.

 

Il porte un nom et surtout une oeuvre largement inspirés d’un dieu de l’Olympe parmi les plus vénérés : Dionysos. Le seul dieu nomade dans la mythologie grecque, symbolisant l’extase, la transe mystique, la comédie, la tragédie. Les chants et musiques dits dionysiaques sont dissonants et syncopés… comme entendu chez Arrington de Dionyso. Il se trouve qu’il vient d’Olympia, une petite ville hippie de l’état de Washington sur la côte nord ouest des Etats-Unis. Toute similitude serait hâtive et risquée, mais quand même!

L’oeuvre de l’artiste américain est aussi très prolixe : il a enregistré depuis 1993 pas moins d’une dizaine d’albums avec son groupe Old Time Relijun, ainsi que quelques-uns sous son propre nom, d’inspiration plus free, sous le label K Records. Il maîtrise une technique vocale diphonique millénaire, joue de la guitare électrique, de la clarinette basse et de la guimbarde. Depuis quelques années, il s’aventure dans le chant de ses visions hallucinées en indonésien. Des visions qui entrent en résonance avec une œuvre graphique menée en parallèle et repérée par la maison Yves-Saint-Laurent cette année.

Son dernier projet musical collectif Malaikat Dan Singa (Les Anges et les Lions) l’a entraîné sur plusieurs scènes d’Europe et des Etats-Unis. Des concerts qui tiennent parfois de l’oracle, de la transe, du théâtre et à la fois du punk-rock. D’étranges personnages semblent l’habiter et se répondre dans ses bacchanales électriques. A Brest, il était accompagné d’Angelo Spencer à la basse pour une improvisation à la clarinette basse et au chant diphonique amplifié. Performance évoluant vers une danse tumultueuse, viscérale, quasi animale, le torse nu, mais toujours interprétée avec grâce.

Hors de cette transe, Arrington de Dionyso semble posé et très humain. L’allure dandy, un regard bleu perçant et une voix singulière lui confèrent une figure de prophète issu de la Beat generation. En l’écoutant les yeux fermés, il pourrait faire penser à un Théo Hakola et en le voyant se mouvoir sur scène à un Jim Morrison. Une perle précieuse du festival Invisible et du paysage musical underground actuel qui valait une rencontre et quelques dessins captivants à acquérir !


Marguerite Castel: Comment avez-vous mené The 24 hour drowing performance, votre création picturale et musicale réalisée au Studio Fantôme à Brest, en prélude au festival ?

Arrington de Dionyso: C’est la première fois que je venais à Brest et j’en suis très content. C’est le même genre de ville qu’ Olympia, un peu éloignée des grandes métropoles avec un esprit de culture indépendante comme ce festival. J’ai bien aimé y faire cette performance, elle a pu être bien menée dans un espace adapté par sa petite taille (25 m2), je pouvais combler l’espace en dessinant à l’encre sur le papier durant deux longs moments différents en silence et en improvisation. Je jouais un peu de musique (clarinette) sur d’autres temps. Les gens entraient voir, et selon ma disponibilité j’échangeais avec eux. Chaque performance est unique, je ne peux contrôler l’ambiance. Mais il y a toujours des anges, des dragons et des tigres dans mes dessins. C’est comme une célébration des images de mes rêves, c’est une autre langue avec beaucoup de symbolisme. J’ai commencé à faire ces performances de dessin il y a trois ans car j’étais toujours en tournée pour des concerts de musique. Je me sentais limité, j’avais ce besoin d’être en création visuelle aussi. Dessins et musique se mêlent. C’est cinesthétique. La performance est menée comme une méditation, il faut écouter les pensées qui émergent ou les ignorer. C’est pour moi un besoin de s’élever, une recherche d’extase, une libération totale.

MC: En quoi votre rencontre avec Angelo Spencer, guitariste qui vous accompagnait au concert de Brest, a fait évoluer votre musique ?

AdD: Angelo est d’origine française, nous nous sommes rencontrés à Olympia, nous jouons déjà ensemble au sein du projet Malaikat dan Singa, une structure de cinq musiciens en moyenne. Mais je fais aussi beaucoup de concerts solos en incluant des collaborations, ce qui permet d’évoluer car je cherche toujours des modes d’expression différents. Avec Angelo, c’est encore une autre structure, nous partons d’un morceau du répertoire de Malaikat, Kerasukan (sur l’album Sura Naga) et nous le faisons évoluer en improvisation. Je joue alternativement de la clarinette basse, de la flûte de bambou indonésienne, de la voix diphonique amplifiée et Angelo est à la guitare basse. Nous aimons chercher les limites de nos compositions.

MC: Quelle est cette passion pour la culture indonésienne ? Comment a-t-elle influencé la vôtre ?

AdD: C’est énorme ce que l’Indonésie représente dans ma vie artistique, j’y ai trouvé des collaborations très importantes. Malgré de fortes traditions, les êtres y sont ouverts, curieux. L’orchestre indonésien gamelan est un ensemble de gongs, de métallo phones qui est conçu sur un son unique d’ensemble. Chaque Gamelan correspond à une communauté. Ces orchestres peuvent comporter jusqu’à quatre-vingts instruments en bambou, dont certains ne fonctionnent qu’en couple et sont accordés de telle façon que sans leur double, ils sonnent faux. La musique indonésienne me fait beaucoup évoluer, elle n’est pas sur la gamme occidentale, elle comporte plusieurs variations, pentatonique et septatonique. On peut trouver plein de variations avec cinq notes. J’évolue beaucoup à essayer d’appliquer cette gamme indonésienne à mes instruments, comme la guitare et le saxophone.

J’aime aussi beaucoup la musique africaine et asiatique.

MC: On vous décrit comme un chaman parce que vous semblez entrer en transe sur scène, que pensez-vous de cet attribut ?

AdD: Un chaman est quelqu’un qui choisit différents états de l’existence. Dans notre culture moderne les artistes sont les chamans. Pour ma part, j’utilise les outils de la musique ou de l’expression pour atteindre l’état extatique, pour être ouvert à l’influence cosmique. C’est une voie pour faire voyager ma conscience, vers la libération, la non inhibition. En performance, je cherche une résonance avec le public.

MC: Avez-vous un regard politique et philosophique sur le monde ?

AdD: Il me semble que l’humanité repose sur l’ouverture à la conscience du monde et des choses. Nous avons besoin d’être plus ou moins ouverts aux autres nations et cultures du monde pour nous identifier. La vie, ce n’est pas être Français, Américain, Japonais ou autre, c’est l’expérience d’être humain. C’est une question de conscience individuelle, ce n’est pas géographique. La modernité nous offre davantage de possibilités de nous ouvrir au monde et pourtant il y a des freins. Les conflits actuels sont là où il y a une résistance à cette idée d’ouverture.

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«J’ai tant aimé ce monde», une belle apocalypse http://le-poulailler.fr/2014/12/jai-tant-aime-ce-monde-une-belle-apocalypse/ http://le-poulailler.fr/2014/12/jai-tant-aime-ce-monde-une-belle-apocalypse/#comments Thu, 11 Dec 2014 07:19:57 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2878 J’ai tant aimé ce monde, un spectacle de Christopher Bjurström, Pascal Guin, Yann Nguema. D’après un récit de Charles-Ferdinand Ramuz. À la Maison du Théâtre, le 5 décembre 2014.

Sur la scène, un monde, le nôtre. Il est rond, il tient dans un grand bac à sable noir espace, et il est tout à la fois sable, océan, ville, village, rue, cimetière, lit ou gratte-ciel, grâce à la magie de projections vidéo extrêmement fines. Au sommet du bac, au loin, en haut de la colline qui descend vers le lac, une église et une maison, toutes les églises et toutes les maisons du monde. Et puis un piano à queue ouvert, qui servira lui aussi d’écran, un violoncelle, et une grande toile au fond, qui sera un écran, un mur ou une porte.

Tout commence dans le petit village au bord du lac Léman, vers la fin du mois de juillet. Il fait chaud, il fait même très chaud. Cela donnera du bon vin, et les foins ont été bons, donc on supporte! Tout de même, c’est l’été, certes, mais quelle chaleur!  Et pour cause : la Terre n’obéit plus aux lois cosmiques, elle s’est déréglée, et tombe vers le soleil. Bien évidemment, personne ne peut croire une chose pareille, puisque l’information vient d’Amérique ! Mais tout de même, cette chaleur n’est pas habituelle… Et si c’était vrai ?

Cette terrifiante nouvelle constitue le point de départ de l’intrigue, imaginée en 1922 par Charles-Ferdinand Ramuz, un an après un redoutable été de canicule en Europe. Aux trois «mouvements» de la pièce (incrédulité, réactions, exode), on peut superposer une lecture quasi anthropologique, selon que l’on considère les hommes ou l’Homme. Ils sont fous, Il est grand ; ils se battent, Il aime ; ils paniquent, hurlent et se piétinent, Il est sublimement stoïque, Il protège et Il sourit. Il veut que cette fin de monde soit une fête, ils en font un bain de sang. Mais tous sont viscéralement attachés à la Terre, et ils ne le découvrent qu’au moment où ils vont la perdre.

Le spectateur marche inexorablement vers l’embrasement final, bousculé et hésitant entre pitié, colère, consternation, tristesse, écœurement, compassion. On en sort en se disant que décidément, les hommes n’ont pas besoin que la Terre brûle pour tout détruire, mais comme L’Eternel épargnant Ninive, on admet qu’une seule preuve d’amour puisse suffire à racheter l’humanité toute entière. Et on se (sur)prend à aimer le monde !

Le mélange de la vidéo et de la performance d’acteur relève du travail d’orfèvre. Sur le bac à sable-écran, les magnifiques images de Yann Nguema prennent du relief et de la vie. Le sable se métamorphose en prairies, en lac, en désert, en ville, en brasier. D’autres images sont projetées sur le piano, sur des bouts de bois ou du papier que tiennent les deux acteurs, sur la toile de tulle du fond. Elles sont partout, et si intelligemment utilisées qu’elles n’empiètent jamais sur la mise en scène, finement ciselée. Diane Kulenkamp et Pascal Guin, à la fois narrateurs et mille personnages, animent ce monde d’images, lui donnent de la substance. Ils servent les images comme elles les servent. D’autres formes se créent, en ombre chinoise, au gré de l’éclairage.

La prouesse visuelle est portée par le violoncelle d’Agnès Versterman et le piano de Christofer Bjurström, nécessairement présents sur scène, puisqu’ils sont le chant du monde. On entend ce monde palpiter, gronder, mugir, se révolter, chanter, célébrer, s’émouvoir. Il respire, et le jeu à la fois subtil et exalté des musiciens achève de lui donner une consistance. Il ne s’agit pas d’accompagner un spectacle, mais bien de raconter une histoire. Moi aussi, tout comme Xavier Le Jeune, directeur de l’Estran à Guidel et coproducteur de la pièce, « j’ai tant aimé ce spectacle… »

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D’Homère à Flora Tristan, les pérégrinations de Catherine Gaillard - réflexions philo-po du Poulailler http://le-poulailler.fr/2014/12/dhomere-a-flora-tristan-les-peregrinations-de-catherine-gaillard-le-dossier-philo-politique-du-poulailler/ http://le-poulailler.fr/2014/12/dhomere-a-flora-tristan-les-peregrinations-de-catherine-gaillard-le-dossier-philo-politique-du-poulailler/#comments Wed, 10 Dec 2014 15:32:33 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2850 Dans le cadre du festival « Grande Marée », Catherine Gaillard a présenté trois spectacles, à Brest - au Musée de la Marine et au Vauban – et à Plabennec – à la Maison du lac.

Comment en êtes-vous venue au conte ?

Comme tout le monde, un peu par hasard ! Car il n’y a pas de conservatoire du conte. À la naissance de mon fils, j’ai rejoint une association qui fonctionnait sous un régime proche de Françoise Dolto, l’Ecole des parents. Ils m’ont demandé de raconter des histoires et j’ai commencé… deux jours avant mon premier stage de conte !

Puis, en 1995, j’ai entamé une formation de trois ans auprès d’une conteuse professionnelle de Genève, Lorette Andersen. C’est comme ça qu’on apprend, dans la transmission. J’ai fait de nombreux stages.

En 1998, j’ai passé le concours des conteurs de Chevilly-Larue, qui n’existe plus aujourd’hui. Mais Chevilly-Larue reste un haut lieu de conte, près de Paris, avec une Maison du conte. Il y avait des conteurs de toute la francophonie. Cela commençait par des joutes, puis nous nous retrouvions huit en finale. Après avoir remporté ce concours, j’ai été programmée comme professionnelle.

Et aujourd’hui ?

Je suis intermittente du spectacle en Suisse, régime un peu différent du régime français, et désormais un peu plus avantageux – étant donné tous les coups de canifs qui ont été donnés au régime français. En Suisse, seul le canton genevois l’accorde au conte. Il faut beaucoup tourner pour le conserver, mais c’est un peu moins précaire que le statut indépendant.

Et depuis seize ans, quelles ont été les grandes étapes de votre parcours ?

J’ai cherché une écriture personnalisée des nouvelles que je raconte – cela concerne mes spectacles pour adultes. On ne peut pas se contenter de raconter des contes traditionnels, on attend de nous un travail artistique, c’est ce qui est intéressant dans les arts du récit.

La grande étape a donc été le spectacle Les Amazones, sur la mythologie que j’adore, mais aussi avec son pendant contemporain – qui sont les Amazones aujourd’hui ? Mes spectacles sont engagés, je ne peux pas faire ce métier en essayant de satisfaire au plus grand nombre. Les conteurs et conteuses que j’aime partent d’eux-mêmes : parce que je parle de là où je suis, alors on peut m’entendre. Notre matière artistique, c’est nous-mêmes.

Cet engagement est-il bien entendu ?

Je viens d’une famille très politisée, l’engagement a toujours été là. Et j’ai eu une vie parallèle à ma vie de conteuse : l’engagement politique et associatif. J’étais élue au parti équivalent au Front de gauche, au conseil municipal de la ville de Genève, et présidente de Lestime, association féministe et lesbienne de Genève, et une des cofondatrices de la Fédération des associations LGBT.

À un moment donné, je me suis rendu compte de la différence d’impact entre la prise de parole dans un Parlement et devant un public. Dans le cadre politique, quoi qu’on ait à dire, même un message d’humanisme et d’universalité, le camp adverse est systématiquement en opposition. J’ai perçu que sur scène, on adoptait un point de vue, on parlait aux émotions des gens, on faisait vivre quelque chose, on était tous ensemble, sans ce clivage. J’ai trouvé ça bien plus puissant comme levier pour partager ce que j’avais à dire avec les gens. Petit à petit, j’ai donc commencé à abandonner l’engagement politique, pour me consacrer entièrement au conte.

Vous êtes toujours l’auteur de vos textes ?

Je n’écris pas tous mes spectacles, ou plutôt, c’est une écriture orale, notamment les spectacles familiaux. Ils sont différents à chaque fois. Je les dis beaucoup, si bien qu’ils finissent par prendre une forme. Mais j’ai la liberté de l’improvisation. Pour les spectacles adultes, je passe par l’écrit.

Comment avez-vous travaillé pour Flora Tristan, ou les pérégrinations d’une paria ?

Après Les Amazones, j’avais envie de parler des femmes dans le mouvement ouvrier. Évidemment, il y avait Louise Michel, Rosa Luxembourg, mais je cherchais autre chose. J’étais alors au conseil municipal, et on a eu une réunion au Parti du Travail et comme j’étais en avance, on m’a fait asseoir dans la bibliothèque, qui est immense, qui date des grandes heures du parti. Il y avait un vieux monsieur perché sur une échelle, en blouse grise et lorgnon. Il m’apporte un livre, le pose et me dit « Faut lire, ça, faut lire ». C’est le Journal du tour de France, de madame Flora Tristan, une magnifique édition reliée. C’était exactement ça, la naissance du mouvement ouvrier, avec les femmes dès l’origine !

Le lendemain, dans les librairies, j’apprends que ses livres sont épuisés, et les ouvrages de bibliothèque ne sont pas appropriés pour travailler. Je tente à la librairie d’occasion, et la libraire me dit que c’est incroyable – juste avant moi, une dame vient d’apporter des exemplaires de ses ouvrages !

Le soir, au conseil municipal, je demande à deux femmes du Parti du Travail de remercier leur bibliothécaire. Mais elles me disent qu’elles n’en ont pas. On fait le tour de toutes les personnes possibles – cela ne correspondait à personne ! Elles se sont renseignées, et personne ne sait qui est ce monsieur !

Flora Tristan a-t-elle beaucoup écrit ?

Elle a écrit des choses majeures : Pérégrinations d’une paria, c’est sa biographie, qui raconte surtout son voyage au Pérou. Mais surtout les Promenades dans Londres, qui ont inspiré Marx. Quant à L’Union ouvrière, son dernier livre, c’estl’ouvrage qui a donné naissance au syndicalisme en France. Le Journal du tour de France est sorti à titre posthume : il s’agit des notes qu’elle prenait alors qu’elle voyageait pour diffuser les idées de L’Union ouvrière, pour fédérer la classe ouvrière. Elle est morte avant d’avoir pu les relire, et surtout modérer ses coups de sang ! C’est tellement elle, avec sa rage, sa colère. Elle n’avait pas de temps à perdre. Pour moi, c’était une prise directe avec ce personnage.

Vous avez donc travaillé à partir de ses textes.

Oui, mais j’ai lu aussi ses biographes, et surtout les féministes, avec le MLF dans les années 1970, qui ont remis Flora Tristan au goût du jour. Elle avait complètement disparu des livres d’histoire. J’ai essayé de recomposer sa vie, mais c’est difficile de raconter une vie, surtout une vie comme la sienne !

Comment tout dire en un spectacle ?

J’ai étudié pendant deux ans, puis je me suis mise à écrire. J’ai fait le choix de la chronologie, et je me suis rendu compte que j’avais quarante pages – là où il m’en fallait quatorze pour un spectacle ! J’ai donc fait appel à Laurence Benedetti, qui m’a aidée à récrire, à couper, ce qui a été très douloureux ! Pour le début et la fin, j’ai décidé de me placer sur le plan du mythe – car pour moi elle en est un.

Elle était reconnue de son vivant comme la femme messie, qui avait été annoncée par Saint-Simon, Fourier, et qui allait unir la classe ouvrière.

Elle naît dans un XIXe siècle où tout lui fait obstacle. Elle est instruite – c’est comme si une femme d’aujourd’hui arrivait dans le XIXe siècle et se rendait compte de la situation : l’esclavage, le divorce et le droit de vote inexistants, la place des femmes, l’arrogance de la classe dirigeante. Elle ne trouve d’aide nulle part et rien ne l’arrête.

Elle veut s’allier à George Sand mais ne peut pas se taire. Devant un salon littéraire, elle la renvoie à sa condition de baronne. Elle est sans concession.

Comment travaillez-vous l’engagement physique pour incarner un personnage pareil ?

Pour les séances tout public, je ne me déplace presque pas. Mais pour Flora Tristan, j’ai travaillé la mise en scène, avec Laurence Benedetti également. Et on a vraiment ressenti la nécessité d’avoir des déplacements. Mais comme décor, je n’ai qu’une chaise, car notre métier, c’est d’être nomades et d’arriver avec rien. C’est ce qui est beau dans les arts du récit : c’est le public qui plante son décor, en images, dans son monde intérieur. Mais je suis aussi toujours impressionnée par les images collectives.

Y a-t-il une méthodologie du conteur pour susciter ces images ?

C’est ce qui nous manque dans l’univers du conte, des intellectuels qui étudient cela. Christian-Marie Pons fait un travail très intéressant, mais c’est à développer. On a notre pratique et on a du mal à la théoriser.

En France, qui est toujours un peu le moteur, depuis le renouveau du conte dans les années 1970, il y a l’APAC, une association de conteurs professionnels, qui fait des assemblées, des ateliers. C’est notre métier, mais tout le monde parle, tout le monde raconte, utilise les outils de l’oralité – que peut-on en faire ?

Ce qui me fascine vraiment, c’est la capacité de dire très peu alors que les gens entendent beaucoup. On ne raconte pas une histoire tout seul et le public fait sa part du récit : c’est un travail collectif. On se fait un cinéma tous ensemble, il y a une puissance d’évocation collective. On est tout le temps dans l’adresse.

Et chaque spectateur vient avec son bagage.

Oui, et ses archétypes. Le conte populaire, ce sont des figures archaïques dont nous sommes tous constitués, y compris au delà des cultures différentes. Les contes sont classifiés en contes types. Ils ont des oripeaux différents, mais le squelette est le même. Et quand on est les raconte, on est tous ensemble, ça parle de nous.

On dit que « les contes ne sont pas faits pour endormir les enfants, mais pour réveiller les adultes ». Les contes traditionnels sont terribles, avec leurs meurtres, dévorations, abandons. Mais si on entend la résonnance de l’esprit collectif, si l’enfant entend ce que l’adulte en pense, il n’aura pas peur.

Et que pensez-vous des réflexions sur les stéréotypes de princesses que les contes véhiculeraient ?

Il ne faut pas se moquer des contes, on ne peut pas les caricaturer, ils viennent de beaucoup trop loin. Ils ont été roulés comme des galets. Le travail de transmission a toujours été fait. On se les approprie, et ils sont le véhicule de la vision du monde d’une époque. Il est certain qu’à un moment de l’histoire, on a attribué des rôles. Mais l’homme et la femme du conte, ce sont les deux parties d’une même âme. Par convention, on appelle un aspect féminin et l’autre masculin.

Ce que nous disent les contes, c’est que nous sommes unis, que nous avons en nous-mêmes l’anima et l’animus de Jung. Et on passe de l’un à l’autre, et quand on est confrontés à des épreuves, ces deux natures trouvent leur place pour agir ensemble et se réconcilier, et s’épouser. Vu comme ça, on voit que les stéréotypes ne sont pas là où l’on croit. Le conte ne nous dit pas ce que l’on croit qu’il nous dit. Quand on veut en faire une morale et une caricature, on est à côté, on fait semblant d’avoir compris.

Après, le conte peut avoir subi des modifications quand il est entré dans le patrimoine. Les contes bretons font souvent intervenir la Vierge, car dans la christianisation des provinces françaises, la dimension païenne a disparu et le « petit peuple » a été remplacé par des saints.

Mais à la place de la Vierge, on peut remettre une fée marraine, si on trouve les histoires trop patriarcales – car elles n’ont peut-être pas toujours été comme ça. À mes stagiaires conteuses, je dis de penser autrement les personnages qui ne leur plaisent pas. C’est peut-être ce que nous demande le conte – d’être vivant ! On ne peut pas raconter quelque chose avec lequel on n’est pas d’accord. Il faut alors le changer, et le conte sera vrai, vivant. Le considérer comme une pièce de musée, c’est le tuer.

Je me souviens avoir travaillé avec un groupe de six filles de douze ans. Je leur demande ce qu’elles veulent travailler – et elles me répondent toutes Barbe Bleue. Il a fallu que je leur raconte cette histoire pour en comprendre la signification. Elles ont d’abord dit que l’histoire était celle de la morale : la curiosité est un vilain défaut. Puis elles se sont rendues compte que Barbe Bleue avait donné la clé… Le chemin avec elles a été passionnant. Cette histoire était racontée par les vieilles femmes à ces jeunes filles. Et cette histoire leur dit, « tu es une proie et des prédateurs vont te piéger, car ils veulent ce droit de vie et de mort. Ce qu’ils veulent punir, c’est ta curiosité, ta soif de connaissance, la capacité des jeunes filles de braver les interdits, de ne pas rester à la place qu’on leur assigne. » C’est un manuel de survie. Les six autres filles se sont jetées aux pieds de Barbe Bleue pour le supplier. L’héroïne sait que c’est inutile et, avec une intelligence extraordinaire, demande de mourir en robe de mariée. Pour ce genre de prédateur, c’est le piège absolu. Elle va la chercher et dans ce laps de temps gagné, elle crée cet espace impossible et trouve sa liberté.

Dans Le Voyage d’Ulysse, il y avait aussi des passages comiques. Comment les dosez-vous ?

Pour Ulysse, en l’occurrence, c’était totalement improvisé. Mais on le sent : tout à coup, il y a besoin d’une rupture. De plus, j’adore faire rire ! Surtout que les enfants étaient tellement attentifs, c’était un public extraordinaire ! Et pour moi aussi, c’est nécessaire, c’est une façon de revenir. Tout à coup, ce n’est plus Ulysse, mais c’est moi, c’est le regard de la conteuse sur l’histoire, une manière de dire « regardez, c’est une histoire ». Cela permet de se ressouder.

De plus, la disposition de la salle vous permettait de voir le public.

Oui, et de profiter du décor extraordinaire de ces figures du proue [du Musée de la Marine]. Mais sinon, dans plusieurs spectacles, le public est dans le noir, mais cela n’empêche pas l’adresse au public. De toute façon, on est vraiment tout-terrain !

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«Ressentir. Ecouter. Attendre. Regarder » http://le-poulailler.fr/2014/12/ressentir-ecouter-attendre-regarder/ http://le-poulailler.fr/2014/12/ressentir-ecouter-attendre-regarder/#comments Wed, 10 Dec 2014 15:31:30 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2859 Soeurs, Wajdi Mouawad, 2 et 3 décembre 2014 sur la scène nationale de Brest, Le Quartz.

J’ai moins aimé Sœurs que Seuls de Wajdi Mouawad malgré leurs proximités… mais je continue de penser à cette pièce plusieurs jours après, je continue de trouver important et profond ce que W. Mouawad a à dire.

Certes, sa quête est singulière : comment dire ce que l’exil peut faire perdre ? Une langue maternelle mais aussi la mémoire, une enfance, une personne qu’on aurait pu être si l’on ne s’était pas trouvé « arrêté d’être » en territoire étranger, si éloigné de son origine.

Dans Seuls, Mouawad incarnait au sens propre cette question et faisait résonner cette recherche si personnelle en tous. L’inventivité du dispositif théâtral permettant de tout dire, petit à petit, comme dans un puzzle réussi, et d’atteindre enfin une unité : le retour du fils prodigue, « recréé », et enfin construit.

Dans Sœurs, on retrouve tous ces thèmes et des parallèles scénographiques évidents mais d’un autre point de vue. Cela commence par une chanson interprétée par Geneviève Bergeron, la première « sœur ». Elle chante à tue-tête une chanson de Ginette Reno, un peu triste, un peu kitsch. Derrière ses essuie-glaces, elle chante ce quelque chose qui la remue et qu’elle ne connaît pas encore. La chanson emporte : « L’essentiel, c’est d’être aimé » !

TELEPHONE / MERE / FIN DU CHANT !

La douleur de l’une est directement transmise à l’autre, qui fait ce qu’elle peut en tant que fille, en tant que « pont » entre cette mère et ce monde, fille-branche entre la mère et son exil.

Non, elle n’ira pas à l’enterrement du frère de sa mère. Oui, elle comprend. Non, elle ne peut vraiment pas. Elle doit aller en Afrique pour son travail, elle est spécialiste des conflits à l’échelle internationale…

Il neige trop pour conduire : pause (catharsis) dans la chambre 2121 d’un hôtel « high-tech ». Dans cette chambre, il y a des moments très drôles : comme il n’y a pas d’interrupteur, on dit « light » pour allumer, le frigo parle et tient les comptes de ce que l’on consomme. Mais Geneviève Bergeron n’arrive pas à se poser, ça l’agace de dire « light » au lieu de « lumière » ; enfin elle aimerait être réveillée en français, sa langue maternelle et non en anglais, cette langue imposée à sa mère quand leur province est devenue anglophone.

Toujours ce problème avec le langage, la langue. La polyphonie scénographique est là pour le dire : les mots projetés, les vidéos, la musique, les sons, le corps sont aussi le texte.

Le ton monte, les murs parlent. La crise identitaire surgit : « Genevivi Burger On » (c’est ainsi que l’appelle le frigo) ravage sa chambre d’hôtel, renverse, crève, déchire le papier, le tableau au-dessus du lit, le célèbre Portrait de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur…

Se terrer sous le lit loin des conflits, rester un peu « icitte », se reposer, faire comme les bisons, remonter contre le vent, pour comprendre à la source d’où l’on vient. Geneviève disparaît.

Surgissement de la deuxième « sœur » : Layla est agent d’assurance venue constater les dégâts. C’est une femme active et c’est aussi une femme au téléphone avec son père cette fois ! Ce père qui se sent toujours étranger trente ans après avoir quitté le Liban !

Echo de la première partie.

Comme dans le tableau, tout est double, et plus encore : Layla est bien la sœur de l’autre par leurs similitudes, mais elle est aussi celle de Mouawad, tous deux héritiers de parents exilés, coincés entre deux langues. L’arabe et le français se croisent sur les murs.

Par son monologue un peu didactique, c’est elle le révélateur de Geneviève ; c’est elle qui explique les fragments de la première, ce qu’on devinait et qui est ici trop surligné sans doute. C’est aussi elle qu’on oublie davantage peut-être parce que le fragment était plus poétique. Mais la quête reste la même de Seuls à Sœurs.

Comment trouver le mot  « viande », le mot « chair » qui dira une sorte de paix retrouvée avec soi-même dont l’équivalence ne se retrouve que du côté de l’enfance ?

« L’essentiel, c’est d’être aimé ».

Au bout du compte et à deux (mais à une seule actrice !), elles ont tenu contre le vent, avec l’Histoire et leur histoire.

Alors tant pis si Wajdi Mouawad se répète, dit et redit sous toutes ses formes ; il y a des chanceux pour qui, c’est encore la première fois !

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Annie Ernaux, écrivain public - réflexions philo-po du Poulailler http://le-poulailler.fr/2014/12/annie-ernaux-ecrivain-public-le-dossier-philo-politique-du-poulailler/ http://le-poulailler.fr/2014/12/annie-ernaux-ecrivain-public-le-dossier-philo-politique-du-poulailler/#comments Wed, 10 Dec 2014 15:28:10 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2886 Annie Ernaux, Le vrai lieu, Entretiens avec Michelle Porte, Gallimard, 2014, 114p

Le temps et la mémoire, Actes du Colloque de Cerisy autour de l’œuvre d’Annie Ernaux, Stock, 2014

 Lorsque l’on a grandi dans un milieu modeste, que l’on a fait solitairement ses devoirs dans l’arrière-salle d’une épicerie d’Yvetot ouverte à tous vents ou sur une table de ferme bien loin de la grande ville, l’émancipation par l’accès au savoir académique peut être ressentie comme une trahison, une insupportable déchirure.

Pousser les enfants à faire de longues études relève parfois d’une mise en danger, comparable à l’explosion que provoquerait l’arrivée d’une exoplanète percutant la terre mère nourricière.

Ecrire serait alors à la fois le remède et la cause d’une séparation vécue comme une souffrance.

Si Annie Ernaux nous touche depuis si longtemps – Les armoires vides, première œuvre, disait déjà, depuis l’exil, le besoin de fidélité aux origines – c’est dans le refus obstiné de faire partie des dominants, et de se réjouir d’une position de surplomb qui serait offrande faite aux ennemis de classe héréditaires.

Trouver sa juste place procède ainsi d’une position éthique. Mais, pourquoi ce malaise quelquefois ? « Ce sont des situations mondaines la plupart du temps. Des situations où je suis amenée à côtoyer un monde qui, par lui-même, nie d’une certaine manière mon premier monde, le monde dominé. Le monde de ceux qui n’en sont pas, voilà. »

Orwell a décrit de façon exemplaire dans son essai La décence ordinaire la noblesse d’un monde ouvrier n’ayant jamais ambitionné d’occuper la place du maître, et Pierre Bourdieu dans La Distinction la violence symbolique du capital culturel que l’on possède, ou pas.

« Vrai lieu », l’écriture est pour l’auteur des Années un espace où les secrets peuvent être dévoilés (une petite sœur morte de la diphtérie à six ans, un avortement clandestin) sans risquer de briser de précieux liens familiaux douloureusement tissés. A propos d’une mère aussi féministe qu’autoritaire exaspérant un mari incarnant généralement la plus grande douceur : « J’ai retrouvé ma mère à la cave, mon père la serrant, près du billot où était fichée une serpe à couper le bois. Ç’a été un énorme traumatisme. J’ai raconté très tardivement cet épisode parce que je l’avais enfoui comme un secret. Il y a plein de secrets dans une vie, l’écriture tourne autour, on y entre, ou jamais. »

Ayant choisi de vivre dans la ville nouvelle de Cergy – son absence de centre-ville patrimonial, comme dans tant de cités dites historiques, son brassage de soixante nationalités – dans une maison donnant sur la vallée de l’Oise et des étangs, la Tour Eiffel au loin symbolisant l’autre monde, Annie Ernaux l’avoue sans une once de regrets : « Paris au fond, je n’y entrerai jamais… »

Le RER, les courses à Auchan ou Super-M, les paysans parlant le patois du pays de Caux seraient-ils moins dignes d’intérêt pour l’œil du romancier que la description des dîners des habitants des beaux quartiers ?

Lisant telles sa mère et sa grand-mère de façon insatiable, ayant fait du mot « apprendre » un verbe intransitif brûlant, et du dictionnaire Larousse un scalpel de libération, Annie Ernaux est venue presque naturellement à l’écriture, comprenant qu’elle seule peut-être, et bien davantage qu’une photographie, permettait de lutter véritablement contre l’oubli : « Si on écrit ce qui vous est arrivé, ce qui vous a traversé, vous sauvez quelque chose pour les autres aussi. »

Le style est une rencontre, entre une voix personnelle et « les ressources de la langue », chaque livre trouant par sa singularité les apparences trompeuses, offrant son désir de vérité en partage : « J’ai besoin d’écrire dans le vif. »

Aveu : « Tant que je n’ai pas écrit sur quelque chose, ça n’existe pas. »

Aveu : « D’une manière générale, c’est une grande chance d’être un, une intellectuelle, d’ignorer la fatigue physique, le corps déformé par le travail. »

Dire sans pathos, mais explicitement, qu’une vie d’homme ou de femme est souvent vie de peine, et que l’écriture, asexuée, loin d’être une robe de gala, est un bleu de travail dont les poches sont emplies de la mémoire du monde.

Marcel Proust dans Le temps retrouvé écrit : « Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. »

La tyrannie du désir d’écriture est une façon de digue quand fondent les glaces et les souvenirs, mais aussi une immersion proche de la mort sociale, d’autant plus paradoxale que chaque libre publié – La femme gelée, La place, La honte - est conçu comme une intervention, un acte politique, une vengeance, un flux de mémoire vivante.

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Le Prince de Laurent Gutmann, d’après Machiavel – leçon de philosophie politique théâtralisée - réflexions philo-po du Poulailler http://le-poulailler.fr/2014/12/le-prince-de-laurent-gutmann-dapres-machiavel-lecon-de-philosophie-politique-theatralisee-le-dossier-philo-politique-du-poulailler/ http://le-poulailler.fr/2014/12/le-prince-de-laurent-gutmann-dapres-machiavel-lecon-de-philosophie-politique-theatralisee-le-dossier-philo-politique-du-poulailler/#comments Wed, 10 Dec 2014 15:24:11 +0000 http://le-poulailler.fr/?p=2841 Le projet est ingénieux : mettre en scène un texte philosophique ardu et surtout souvent réduit à la métaphore du lion et du renard, à l’adjectif « machiavélique », à la fin qui justifie les moyens. L’angle choisi est familier : celui du stage de formation, où les personnages se rendent manifestement à titre personnel – on ne saura jamais vraiment s’ils sont en activité ou au chômage, s’ils cherchent à se reconvertir, ni même ce qu’ils cherchent vraiment. Peut-être que le pouvoir est une fin en soi.

Ils ont – pour que la pièce fonctionne – trois profils très différents : une fille angoissée et un peu complexée, qui prend goût au pouvoir, et deux garçons, le bon élève, un peu fayot, mais finalement le plus autoritaire des trois, et le gros hard-rocker qui tout compte fait, se fait souvent dominer et exclure. Tous les trois aiment le pouvoir, veulent tenter leur chance, et plus on progresse, plus on constate que leur seule motivation est bien le pouvoir pour le pouvoir. Première ligne mélodique.

Le pouvoir, c’est aussi ce qui plaît à Nicolas, le patron du stage, et à son assistante. Le rapport de domination n’est pas si clair, et bien sûr, il se renverse. Car l’enjeu de la pièce se situe entre les trois stagiaires, mais aussi entre les deux organisateurs – deuxième ligne mélodique.

Aucun personnage n’est bon, innocent, ingénu ; ils arrivent tous sur scène déjà pervertis par le pouvoir ou au moins par son attrait. À la fin de la pièce, aucun n’est sauvé de la corruption du pouvoir, aucun ne devient un bon prince. Toutes les situations proposées aux stagiaires conduisent ces derniers à l’échec, ils ratent tous les exercices, et entendent la voix de Machiavel leur faire la morale et leur apprendre les raisons de leur incompétence à gouverner. Machiavel en vient à incarner la sagesse, lui qui est connu pour son cynisme – qui est en fait un réalisme. Et on se surprend à admettre que ce réalisme est de bon sens. La relecture de Machiavel est peut-être la meilleure surprise de ce spectacle.

Car celui qui progresse, dans cette leçon de philosophie politique, c’est bien le public. Il est – plus encore que d’habitude – partie prenante du spectacle. Il est le peuple mis à disposition des stagiaires pour leurs exercices, et il participe réellement : la lumière s’allume régulièrement dans la salle, le sacro-saint quatrième mur existe à peine, le public est interpelé, on lui distribue des bonbons pour tenter de l’acheter, quelques spectateurs sont conduits sur scène.

C’est une leçon participative, digne des méthodes pédagogiques les plus modernes.

Le dispositif didactique est donc ingénieux. La structure de l’ensemble, elle, manque tout de même de dynamisme : la juxtaposition régulière de mises en situation et de lectures de textes de Machiavel devient rapidement mécanique. Le spectateur n’est jamais réellement surpris du tour que prennent les exercices et les relations entre les personnages. La situation de stage vient illustrer de manière trop limpide le texte de Machiavel, au lieu de le commenter. Mais à ce bégaiement, il faut reconnaître des vertus pédagogiques, puisqu’on dit que répétition est mère d’instruction.

Il est certain qu’en tant que spectatrice, j’aurais aimé voir plus de marge, plus de métaphore entre le texte de Machiavel et sa projection sur scène. J’aurais aimé autre chose qu’un décalque, j’aurais aimé une situation qui donne un peu de fil à retordre, qui m’interroge, plutôt qu’une succession de sketchs qui viennent prémâcher le texte de Machiavel lu dans la foulée, et – en effet – difficilement accessible.

Pour autant, ayant l’estomac solide, et en tant que bonne élève, j’ai profité du caractère didactique de la configuration : j’ai révisé mon Machiavel dans ce cours de philosophie théâtralisée. J’ai même trouvé cette leçon assez joyeuse, et certaines situations franchement comiques, les remarques les plus désobligeantes sur le postérieur de Myriam simples et efficaces, les pistolets laser décalés. Et l’humour est probablement ce qui manque le plus à nos enseignants.

Théâtre et philosophie font bon ménage, surtout la philosophie politique, surtout lorsque le public participe aux expérimentations. Une mise en scène de la pensée est résolument utile. Peut-être simplement que le théâtre ne doit pas être un prétexte, et perdre de sa théâtralité.

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