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Simone de Beauvoir et les femmes, de l’historienne de la cause féministe Marie-Jo Bonnet, est un livre déplaisant, parce qu’il donne l’impression, malgré une indéniable précision biographique et des recherches ayant nécessité plusieurs années de travail, de régler des comptes, en restant prisonnier des affects malheureux de son rédacteur.
Trop souvent sans nuances, cet ouvrage, écrit sous l’angle d’un soupçon devenu certitude, heurte par la violence des mots posés sur une réalité par ailleurs de mieux en mieux documentée (lire par exemple Castor de Guerre, Danièle Sallenave, Gallimard, 2008) : le déni de son homosexualité par une femme ayant pourtant été à l’origine d’une véritable « révolution anthropologique » (Julia Kristeva), le maquillage de ses désirs profonds, les stratégies de dissimulation constantes.

se met en place une structure amoureuse clivée

 Reprochant à Beauvoir de ne pas avoir été libre jusqu’au bout, et de ne pas assumer au grand jour ses amours féminines (Zaza and co), les jugements de Marie-Jo Bonnet, parsemés de points d’exclamation maladroits, révèlent la profondeur de son dépit : « mensonge d’une partie de sa vie », « double jeu », « trahison », « profond clivage », « tabou », « vie clandestine », « mensonge », « égoïsme », « perversité », « narcissisme malsain ».

Voici la thèse : « Nous verrons dans ce livre comment se met en place une structure amoureuse clivée qui va induire une conception de la condition féminine elle aussi clivée, opposant masculin et féminin, la tête et le corps, création et procréation dans un impossible dialogue laissant à la mort le dernier mot. »
Lisant avec attention Le Deuxième sexe (1949), Marie-Jo Bonnet, cofondatrice du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), fait le portrait d’une femme misogyne, hautaine, de peu de compassion, et quasiment antisémite (l’abandon de la juive Védrine à l’orée de la Seconde Guerre mondiale), indifférente à la gravité des réalités historiques.
Usant d’un freudisme volontiers simpliste pour tenter de percer les mystères de la psyché beauvoirienne (utilisation sommaire de Karl Abraham), l’auteur de L’invitée (1943) apparaît ainsi comme une « mufle », consommatrice de femmes tel le pire des goujats. Peut-être, mais malgré l’accumulation des charges, l’on peut préférer encore avoir tort avec l’amorale Simone que raison avec la moraliste Marie-Jo.
C’est que Simone de Beauvoir fut davantage écrivain – la production romanesque mériterait une analyse autrement plus approfondie - que militante féministe, plus trouble, multiple, ambivalente que passionaria, ce qui, évidemment, la rend énigmatique, donc désirable.
Lui reprochant d’avoir trop peu évoqué dans ses mémoires ses engagements auprès d’organisations féministes, tout comme son propre lesbianisme, Marie-Jo Bonnet déplore chez Beauvoir une logique d’occultation systématique, alors que la défense de la cause des femmes aurait exigé la plus grande franchise, un courage de transparence.
Bien loin de chercher elle aussi à détruire la statue du commandeur, l’écrivain, intellectuelle et psychanalyste Julia Kristeva livre avec Beauvoir présente, recueil d’articles/communications universitaires écrits entre 2003 et 2015, un portrait tout en nuance de ce « génie féminin », si l’on reprend l’expression que l’auteur de La révolte intime emploie pour désigner les aventurières Colette, Hannah Arendt, ou Mélanie Klein.

Beauvoir Myriam Coadou
Incipit : « J’essaierai de vous convaincre que Beauvoir est présente dans ce temps pluriel, pulvérisé en une multitude de fragments qui cristallisent des singularités aussi hétéroclites qu’explosives dans notre monde apparemment globalisé. »
Déconstruisant le mythe du couple fusionnel, envisageant l’alliance hétérosexuelle comme espace dialogique, territoire où la fraternité est à conquérir, autant qu’à préserver, lieu où la singularité de l’un se renforce de celle de l’autre, Simone de Beauvoir parvint à inventer, auprès de Sartre et contre lui, tout contre - les crises de jalousie purent être épiques - une idée polyphonique de la vie à deux.
Si Beauvoir tait ses enthousiasmes saphiques, on connaît quelques-uns de ses amants les plus célèbres, Jacques-Laurent Bost, Claude Lanzmann (on attend avec impatience la publication de leur correspondance, à l’heure actuelle impossible pour le vieux lion), Nelson Algren, bel amour qui sut la révéler à elle-même en tant que corps, femme jouissante (lire leur magnifique échange de lettres en Folio).

une idée polyphonique de la vie à deux


On sait à quel point il était difficile pour l’ultra-cérébrale Beauvoir de lâcher prise, de ne pas maîtriser, d’où l’adoption d’une position existentielle à dominante phallique : culte des grands hommes, refus de la maternité, refoulement (oui) de son homosexualité, détestation de ce qui peut lui sembler une injustice/limitation quant à l’être femme (les menstrues, les dérèglements hormonaux), manquant en cela l’élaboration d’une pensée possible concernant le bien/lien maternel.

Beauvoir Myriam Coadou
Les marches compulsives de l’auteur des Mandarins à travers les villes sont une manière de décharge, comme son bavardage épistolaire, son flot verbal (des lettres parfois interminables).
La théorie avance d’un bloc (Deuxième sexe), quand le roman, par sa souplesse – proximité en cela de Beauvoir et Kristeva construisant chacune une œuvre double, romanesque et purement analytique – est certainement bien plus ouvert à la brisure, à la complexité, aux vertiges introspectifs.
On pourra lire ceci comme une réponse à Marie-Jo Bonnet : « L’auteur du Deuxième sexe est sans doute venue trop tôt pour défendre la singularité féminine, alors que tant de « conditions » sexuelles et économiques entravaient encore l’émancipation des femmes. »

Julia Kristeva, Beauvoir présente, Pluriel, 2016, 140p
Marie-Jo Bonnet, Simone de Beauvoir et les femmes, Albin Michel, 2015, 350p

Illustrations : Myriam Coadou

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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