Interview d’Alexandre Fournier (acrobate, compagnie Parce qu’il le fallait) et Simon André (régisseur général). la pièce acrobates a été jouée au quartz les 8, 9,10 et 11 octobre 2014.
«Quand tu regardes le spectacle, tes muscles sont dans le fauteuil, mais ta peau, ton cœur, ton sang, tout, ont envie d’être sur la scène et de faire de l’acrobatie.» (Hélène, 7 ans)
Natalia Leclerc: En général, face à un spectacle d’acrobatie, j’accorde une grande confiance à l’artiste. Ici, j’étais sans cesse dans l’angoisse car je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ce qu’impliquerait un accident. Acrobates a-t-il été conçu autour de cette idée constamment présente du risque que vous courez?
Alexandre Fournier: Elle fait un peu partie de la réflexion dans la conception du spectacle, mais de toute façon, dans notre façon de faire des portés avec Matias, on a toujours été dans la limite. On n’essaie pas des choses gymnastes, de compétition, de tout faire dans le millimètre, à part à l’entraînement. Notre acrobatie, on essaie de la rendre légère. Dans nos recherches et notre travail de corps à corps, on veut faire jaillir une figure sans montrer de préparation. On est dans la façon d’être sur le moment où on joue.
On a toujours été dans le voyage du danger. On essaie de se dire que ce n’est pas parce qu’on sait faire un salto qu’on sait vraiment le faire, car il y a mille et une façons de faire un salto.
Un acrobate, pour moi, c’est quelqu’un qui peut se lancer de n’importe quelle façon, et surtout qui peut retomber sur lui-même de n’importe quelle façon.
NL: Il n’y a donc pas d’environnement où tu ne peux pas faire d’acrobatie?
AF: Nous, quand on arrive quelque part, on inspecte les lieux, et on a des flashs, on se dit qu’on pourrait faire telle et telle chose, toi, moi, ensemble. Toute la vie au quotidien peut être un terrain de jeu.
NL: Dans le spectacle, vous dites que l’acrobate n’est pas seulement quelqu’un qui sait sauter, mais que l’acrobatie, c’est l’esprit que tu mets dedans.
AF: L’acrobatie, c’est la manière dont on entre en contact à l’intérieur. C’est la manière dont on fait de l’acrobatie par rapport à notre vie à nous. Quand je vois quelqu’un faire de l’acrobatie, je pourrais dire s’il est plus dur avec lui-même, ou s’il a le pied léger. On peut avoir une philosophie de vie acrobatique.
NL: Et toi, ta philosophie de vie acrobatique?
AF: Je mesure 1 mètre 93, c’est une énergie particulière. Ce que j’aime le plus dans l’acrobatie aérienne, c’est de sauter le plus haut et le plus loin possible en faisant une figure – c’est de voler.
Au sol, je suis partout et nulle part, et pourtant, je sais d’où je viens. L’acrobatie, c’est la poupée de chiffon, c’est déambuler, c’est le chewing-gum. Je ne suis pas extrêmement souple, mais quand j’y vais, c’est une explosion de guimauve, d’élasticité. Je suis un peu animal, surtout, monstrueux. Tout en essayant d’être léger. Si on est dur avec la terre, on est dur avec soi-même. Ce que tu donnes à un espace, il te le renvoie. C’est comme une discussion qu’on peut avoir avec quelqu’un.
NL: Être acrobate, c’est percevoir l’espace comme un interlocuteur?
AF: Oui, il y a un dialogue, et aussi une théâtralité. Quand tu entres dans un espace, les couleurs te donnent un état.
On a plein de personnages en soi. Dans l’acrobatie, on jongle avec ça, et avec ses limites. On joue à se faire peur.
NL: Tu as donc toujours ce goût du risque?
AF: Oui, parce que ça nous met en éveil. Matias a entièrement confiance en moi, parce que je n’ai pas peur de me blesser pour les autres. Mais dans la technique, il ne faut jamais avoir confiance en soi ni en l’autre à 100%. Il faut qu’il y ait cette marge de danger, pour rester en éveil. Ne jamais s’assurer entièrement.
À du matériel, tu peux faire confiance, parce qu’il a été fabriqué pour. Mais nous, on a été fabriqués pour vivre et avoir des sentiments et des douleurs. C’est comme quand on part en mer, on ne peut pas avoir confiance. Le temps peut changer.
NL: Dans la bande son, on entend qu’il est question de lâcher prise, pour pouvoir se faire surprendre.
AF: C’est Matias qui dit ça, à la fin du spectacle. Tu as toujours des surprises, selon la manière dont tu te sens physiquement, la fatigue, les pensées qui peuvent te polluer à l’extérieur. Il y a aussi la phrase de Fabou au début, qui dit que tu ne sais plus si tu es vers le haut ou vers le bas, si tu tombes, mais que tu sais quand tu tombes.
Mais quand on essaie des nouvelles choses, on ne connaît pas les sensations, et on se laisse aller, on se laisse surprendre, et on rebondit avec.
NL: Mais il y a quand même bien du contrôle dans l’acrobatie?
AF: Quand on fait des figures dans lesquelles on sait qu’il y a un danger, on essaie de s’ancrer, de se centrer. Être au millimètre près, c’est impossible. Mais on essaie d’être au maximum dans la ligne, dans la figure. Ça, ça se fait avec l’esprit. C’est mental.
Dans le spectacle, on entend Fabou parler d’une figure qu’il a faite des centaines de fois. Mais on entend dans sa voix qu’il ne l’a pas faite des centaines de fois pareil. Le ton de sa voix le dit. C’est impossible de faire une figure pareil. Il y a cette routine du mouvement, mais le mouvement ne s’arrête jamais, il est toujours dans l’évolution, dans le corps.
NL: Ce soir, c’est la 122ème représentation d’Acrobates, et vous avez encore de nombreuses dates à l’étranger, y a-t-il une évolution du spectacle?
AF: Pour nous, au début, c’était dur mentalement, parce que c’était frais [la mort de Fabrice Champion]. Être ramenés à ce passé-là, c’était comme se faire happer par un rouleau de vagues. Puis, le spectacle a évolué dans le mouvement. On a ajouté des choses, on a enlevé des figures qui ne passaient plus.
Et là, on va encore changer le début. On a fait cent fois la même chose, cette écriture-là sur la pente. Depuis qu’on est arrivés à Brest, je me suis dit que ça m’ennuyait de refaire ce mouvement. Matias aussi a eu cette impression. On ne veut pas garder cette routine. D’ailleurs, chaque soir, on se donne des trucs, par exemple «léger et souriant», ou «gentleman», pour ajouter un petit quelque chose, une petite couleur, pour ne pas faire une entrée robotique.
NL: En venant au spectacle, j’avais un peu peur d’être prise en otage, «soyez obligés d’être tristes, et de toute façon, vous avez payé pour être tristes». Et vous, comment faites-vous, avec cette émotion?
AF: Comme tu as vu, dans le spectacle, il y a la mort, mais il y a aussi deux renaissances. D’ailleurs, si ce n’était que la tristesse, je ne serais pas là à en parler. La vie continue, il faut accepter les choses et les vivre.
Mais on essaie de se souvenir, de se mettre dans des états – liquide, boueux – ou quoi que ce soit qui peut être en rapport avec l’émotion réelle qui a été vécue dans le passé. Pour Matias, dans «J’peux plus», on lui demande d’être crevé, de ne plus en pouvoir de faire ce qu’il fait. Moi, quand je suis enfermé dans cette boîte, ça entre dans l’intime, et je me mets en mode aquatique, je me noie et j’essaie de ressortir de l’eau. Ce sont des états.
Après, ce qui est triste peut aussi être bénéfique pour le spectacle. Quand on a joué à Marseille, je venais de perdre mon grand-père. J’ai pleuré tout le long. Moi, je n’aime pas cacher, j’ai laissé faire et les gens à la fin sont venus me faire des câlins, et ils me demandaient si Fabrice venait de mourir, alors que ça faisait quatre-vingt dix fois qu’on avait joué.
Simon André: Pour être avec eux tous les soirs, ce qui est drôle, c’est qu’il y a le spectacle, deux bonshommes qui jouent, et des gens qui regardent, mais aussi mille trucs de la vie. Le spectacle dépend beaucoup de l’énergie de la journée, de ce qu’on se dit avant. Une balade en vélo, c’est super, il y a une boulangerie au bout, avec un pain au chocolat, ou alors il pleut et il y a du vent, le vélo crève. Le spectacle, c’est toute une histoire. Il y a plein d’imprévus.
AF: On est peut-être deux sur le plateau, mais derrière, il y a Simon, Amandine et Tom, et ils nous donnent beaucoup. S’il est arrivé quelque chose à un de nous cinq, ça va être imprimé quand on joue, parce qu’on est connectés.
NL: Et c’est spécifique à ce spectacle, ou c’est comme ça que vous concevez l’art de la scène?
AF: Quand on a appris la mort de Fabrice, on devait faire ce spectacle de Noël à l’Académie Fratellini, c’était pour les enfants, il fallait que ce soit souriant. On a dû jouer, mais je n’avais pas envie de me forcer. Sinon, je me mentirais à moi-même, ce serait faux, et ce ne serait pas juste de montrer ça aux gens. On l’a joué dans l’état dans lequel on était.
NL: Tu disais que dans ce spectacle, il y a aussi votre renaissance. Comment parler de vous, et pas seulement de Fabrice?
AF: Personnellement, et je pense que Matias serait d’accord avec moi, mon but n’était pas de parler de moi. C’est Stéphane Ricordel et Olivier Meyrou qui ont fait une dramaturgie comme ça, qui part du film documentaire d’Olivier. Du coup, nous on est arrivés dans ces croisements de fils d’araignée, de vies. Il y avait de nous quand même. Mais dans les vidéos, on ne voulait pas trop nous voir. C’était des images d’il y a trois ans, et de plus, on nous voit déjà sur le plateau. Mais on a fait confiance, et ça nous a beaucoup apporté.
C’est vrai aussi qu’on ne voit pas la structure de la même manière: au début, il y a 11 minutes de vidéo, qu’on ne pouvait pas amener à la fin ou au milieu. Elles sont faites pour accrocher les gens, c’est un coup de filet. Mais pour nous, le spectacle commence à partir du premier solo de Matias, quand on m’entend dire comment j’ai appris la mort de Fabrice. Tout ce qui se passe avant, le kabuki, ce sont des fragments, une mise en jambes, un apéro.
NL: Comment le travail sonore a-t-il été conçu?
SA: C’est différent dans chaque théâtre. Nous, on est sur le plateau, qui est un espace isolé, coupé par ce qu’on appelle le rideau de fer. Sur les grands plateaux comme au Quartz, il y a un cintre. La toiture doit être à 28 mètres. Parfois, on doit pousser le son à fond.
Autre chose, au Quartz, c’est un plateau en bois, et dès qu’on se déplace, ça craque. Quand Matias fait «J’peux plus», on entend tout son corps cogner, et ça fait sens.
NL: Mais il n’a pas mal? Dans le public, les gens poussaient des cris de douleur à chacune de ses chutes!
SA: Non, c’est comme les crêpes! Et «J’peux plus», sans le son, ça n’a plus le même sens.
AF: Quand les sols sont en béton, Matias ajoute un fouetté pour faire du bruit, et là, il n’a pas besoin, il est content!
SA: Pour en revenir au son, nous sur le plateau, on ne sait pas exactement ce que ça donne. Mais on a travaillé le son, pour qu’il vienne perturber les gens.
NL: Comment avez-vous conçu et habité l’espace scénique avec cette structure, «la pente», sans cesse pliée et dépliée?
AF: C’est Simon qui a construit la première maquette, d’ailleurs! Il y a l’image d’une corps, ou d’un esprit, d’une tête qu’on ouvre et qu’on ferme. Ouvrir la pente, c’est montrer l’intérieur, la fermer, c’est se cacher. Mettre un côté en noir, en blanc, c’est aussi un visage.
SA: C’est très graphique. Quand on la monte, on est très exigeants car c’est un peu comme une sculpture, un objet. À la fin du spectacle, je la referme comme il faut. Les gens avec qui on travaille ne se rendent pas trop compte. On la bouge, c’est un terrain de jeu pour les garçons, c’est précieux, puis on la met dans le camion, comme une œuvre.