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Le pamphlet de Fabrice Bouthillon, L’impossible université (éditions Dialogues) désarçonne par sa vigueur iconoclaste : comment peut-on s’attaquer aussi frontalement aux fleurons du système éducatif français – les classes préparatoires littéraires et l’agrégation ? Comment l’auteur peut-il tranquillement affirmer qu’il souhaiterait n’être ministre de l’Éducation Nationale qu’un quart d’heure afin de supprimer en trois décrets les khâgnes, les concours de l’enseignement secondaire et le Conseil National des Universités (CNU) ? Provocation, bien sûr, mais cette reprise de trois articles parus initialement en 2012, 2014 et 2016 dans la revue Commentaires ne se réduit pas, tant s’en faut, à une simple pochade. Avec une ironie à la fois réjouissante et dévastatrice, Fabrice Bouthillon, professeur d’histoire contemporaine à l’UBO (Brest), mêle témoignage autobiographique, contextualisation historique et analyse structurelle du fonctionnement du système éducatif français.

L’enjeu critique porte essentiellement sur la « nocivité » (c’est son terme) de l’agrégation et des khâgnes dont le maintien mine l’université et explique son état de délabrement. Le système éducatif français met en concurrence deux dispositifs fondamentalement différents – l’université et les grandes Écoles – en les hiérarchisant au détriment de l’institution universitaire. Or, non seulement cette mise en concurrence est stérile, mais elle serait destructrice pour les étudiants eux-mêmes.

La vassalisation de l’université par l’enseignement secondaire

La distinction entre secondaire et universitaire ne se réduit pas au simple passage d’un niveau à un autre : c’est avant tout l’esprit de ces deux institutions qui les différencie. Le secondaire s’adresse à des mineurs qu’il s’agit de former – ce en quoi, d’ailleurs, il ne se distingue pas formellement du primaire. C’est pourquoi c’est le principe d’autorité qui prévaut jusqu’à la délivrance du diplôme final qu’est le bac marquant symboliquement l’accès à la maturité. Le type de pédagogie qui domine est alors très logiquement le cours magistral. L’université, en revanche, forme des adultes et ce qui doit être privilégié est le dialogue socratique. Un étudiant n’est pas un élève et c’est à la liberté intellectuelle qu’il faut l’initier. D’où l’importance des travaux dirigés qui permettent à chacun de se remettre en question grâce au rapport au texte ou à l’expérience.

Or, le système éducatif français non seulement privilégie le secondaire, mais l’université lui est inféodée, et ceci pour des raisons historiques. « Le lycée napoléonien est un collège jésuite laïcisé » précise Fabrice Bouthillon : on y entre par les classes élémentaires et on y reste jusqu’au bac, puis on vise les grandes Écoles en passant par les classes préparatoires qui, dans l’esprit et dans les faits, sont des classes de lycée supérieures. Il s’agissait pour Bonaparte d’imposer le formatage des élites grâce à un système scolaire d’État qui évitait le risque d’une activité intellectuelle gratuite et donc de cette liberté critique qui est l’apanage de l’université. Or, cette prééminence du lycée n’a pas été modifiée par la Troisième République : la séparation assez étanche entre école du peuple (primaire et primaire supérieure) et école de la bourgeoisie (« petit lycée », lycée, préparatoire) a entériné, de fait, le secondaire impérial. Certes, la création de la licence aurait pu redonner de l’importance à l’université si l’entrée dans les grandes Écoles n’était demeurée la voie royale. Par conséquent, les classes préparatoires drainent les meilleurs étudiants qui sont formés dans un système de type secondaire et maintenus dans un état de minorité.

Cette prééminence du secondaire sur l’université se manifeste avant tout par l’importance de l’agrégation. Le concours a pour fonction de recruter des professeurs de lycée, mais dans la pratique, il est également exigé pour enseigner dans le supérieur.

Nocivité de l’agrégation

Le réquisitoire de Fabrice Bouthillon se fait alors impitoyable.

Dans le secondaire, ce concours est une « contre-initiation au métier d’enseignant » : il est nocif intellectuellement, pédagogiquement et psychologiquement. Intellectuellement, il forme à disserter sur des questions très spécialisées, alors que ce sont des généralités que l’agrégé devra enseigner. Pédagogiquement, le concours repose sur la concurrence, la sélection et l’élimination des plus faibles alors que les bons enseignants sont justement ceux qui possèdent la capacité et la vertu de venir en aide aux plus faibles. Enfin, psychologiquement, « il crée des ravages sur l’estime qu’on peut avoir de soi après des échecs successifs ». D’où l’interrogation : comment faire des enseignants respectueux des élèves si on les abaisse durant le recrutement ? Sans compter, ajoute Fabrice Bouthillon, que les concours sont incapables de distinguer les bons des mauvais enseignants puisqu’ils sont sélectionnés sur la maîtrise de leur discipline et non sur leur capacité à enseigner alors même que leur compétence scientifique avait déjà été validée par un diplôme universitaire.

A l’université, les dégâts sont pires encore. Intellectuellement, la préparation du concours favorise le bachotage, l’usage utilitaire des cours et des livres. Il privilégie le conformisme et tue toute inventivité intellectuelle. Pédagogiquement, si on fait la somme des années de sacrifice pour parvenir à franchir toutes les étapes afin d’obtenir un poste à l’université, on comprend pourquoi ceux qui y parviennent s’adonnent enfin à leur projet de recherche et s’investissent si peu dans les tâches d’enseignement. Mais c’est malheureusement l’une des racines de l’échec massif des étudiants en première année.

La khâgne est-elle un bhâgne ?

Fabrice Bouthillon émaille son argumentation d’anecdotes tirées de sa propre expérience. Il est en effet un pur produit du système qu’il dénonce : ancien élève de Louis-le-Grand, à Paris, normalien, agrégé, son cursus honorum est irréprochable. Son témoignage – qu’il concerne les classes préparatoires, la rue d’Ulm ou l’agrégation – est entièrement à charge.

C’est d’ailleurs, à mon sens, la partie de sa démonstration la plus efficace mais la plus contestable. Efficace elle l’est parce que beaucoup reconnaîtront leurs années khâgnes ou leur parcours d’agrégatif dans ce réquisitoire implacable dénonçant les rituels d’humiliation et les effets dévastateurs qu’ils produisent en terme de haine de soi et des autres, mais contestable, elle l’est tout autant puisque d’autres pourront invoquer une expérience toute différente, peut-être plus enrichissante à défaut d’être épanouissante. Après tout, Louis-le-Grand est une prépa prestigieuse, mais est-elle pour autant le paradigme de toutes ses consœurs de Paris et de province ? Doit-on conclure, comme le fait l’auteur, à partir de cette expérience forcément personnelle que « la khâgne est un bagne » ?

Car beaucoup d’arguments plaident aussi en faveur de ces classes. D’abord elles ne concernent que les deux premières années du supérieur et ne prétendent pas être autre chose qu’une propédeutique. Elles n’initient évidemment pas à la recherche mais sont, par la même, le contraire d’une spécialisation : leur caractère pluridisciplinaire permet une ouverture culturelle privilégiée. C’est d’ailleurs ce que vont y chercher les lycéens quand ils inscrivent en tête de liste le vœu « CPGE » (Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles) dans le logiciel APB (Admission PostBac). Ils sont peu nombreux à imaginer qu’ils vont intégrer l’École Normale. La prépa leur permet plutôt de reculer le moment de leur orientation tout en les initiant à différentes disciplines. Et ils invoquent également l’encadrement qui restent précisément celui du lycée : mieux vaut un entraînement régulier que des partiels couperet. Et les enseignants y sont généralement excellents. Témoignage contre témoignage – ce petit jeu est inévitable – j’étais dans une khâgne parisienne moins prestigieuse que Fabrice Bouthillon, mais la réputation de notre professeur de philosophie était telle que ses condisciples de Louis-le-Grand venait assister à nos cours – ce que, concours oblige (eh oui!), nous n’appréciions que modérément. Je rends hommage à ce propos à M. Serge Boucheron qui a formé plusieurs génération de philosophes.

Mais revenons à l’argumentaire de Fabrice Bouthillon. Que faire si on s’accorde sur son constat ? Et bien, il s’agirait très simplement, nous dit-il, de mettre un terme à cette vassalisation de l’université par l’enseignement secondaire en supprimant les khâgnes et les concours de recrutement que sont le CAPES et l’agrégation ! Et puisqu’on ne peut pas se contenter de détruire mais qu’il faut aussi reconstruire, il propose de faire fusionner les deux systèmes en prenant le meilleur de chacun : des khâgnes on conserverait la pluridisciplinarité tout en abolissant la soumission au concours, de la licence, on maintiendrait la discipline intellectuelle des travaux dirigés en renonçant à l’enfermement dans la spécialisation. Après tout : pourquoi pas ?

Évidemment, la radicalité insouciante de ces propositions conduit le lecteur à les réduire à de simples utopies. Elles ont cependant le mérite de nous sortir de notre sommeil dogmatique. Il reste à savoir si les maux que traverse aujourd’hui l’enseignement supérieur français ont fondamentalement pour cause cette secondarisation de l’université – si on accepte ce diagnostic – ou s’il faut chercher ailleurs les raisons du problème.

 

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.

 

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