Nous connaissons le paradoxe de Valéry « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau ». Surface d’inscription de ce que nous sommes, de ce que nous avons vécu, la peau n’est pas qu’apparence puisqu’elle trahit aussi ce que nous éprouvons et que, quelquefois nous ne voudrions pas dévoiler, elle est cette interface, ce lieu de passage et d’échanges entre intérieur et extérieur, entre soi et les autres, entre vécu intime et visibilité publique.
L’Abbaye de Daoulas propose une nouvelle exposition jusqu’au 31 décembre sur ce thème difficile et intitulée « À fleur de peau ». Le sous-titre précise le parti-pris des organisateurs : « La fabrique des apparences ». Il s’agit donc d’un parcours de la peau comme surface de visibilité, de dévoilement de soi aux autres, et par suite d’appropriation et de maîtrise de ce que de soi on expose. C’est à David Le Breton, sociologue et anthropologue, membre de l’Institut Universitaire de France, qu’il a été fait appel pour le conseil scientifique. Spécialiste du corps, de ses usages et de ses enjeux, il a déjà écrit sur la peau et coordonné de nombreuses publications sur ce thème, et c’est à lui que l’on doit une partie des textes qui scandent le parcours de l’exposition.
De l’appartenance sociale à l’appropriation de son corps
Les habitués de l’Abbaye de Daoulas ne seront pas dépaysés. Comme d’habitude, c’est l’angle anthropologique qui sert d’entrée et de levier pour combattre les préjugés. Depuis 2013, en effet, avec l’exposition qui a fait date « Tous des sauvages ! Regards sur la différence », c’est la dimension pédagogique d’éducation à la citoyenneté qui est privilégiée. Les premières salles sont donc consacrées aux témoignages d’explorateurs : les tribus indiennes de Georges Catlin, les femmes Tlingit de Georges Dixon et les peuples du Pacifique de James Cook. Plus que la peau, c’est l’apparence qui importe ici : peau rouge, certes, pour les tribus indiennes, mais ce sont les coiffes de plumes qui signent la hiérarchie sociale et qui sont exposées ; de même, c’est le labret des femmes Tinglit qui choque l’explorateur que le visiteur découvre. James Cook, en revanche, s’attache bien à décrire la façon dont la peau se fait vêtement grâce au tatouage – c’est d’ailleurs lui qui importe le terme de Tahiti.
Les tatouages, les scarifications et autres piercings deviennent ainsi le fil conducteur de l’exposition. Marques traditionnelles d’appartenance au groupe – qu’il soit culturel ou social – mais aujourd’hui mode d’appropriation de son propre corps, le sens de ces signes paraît s’inverser pour nos contemporains en devenant affirmation de soi, choix de son identité. Cependant, toute trace n’est pas toujours volontaire : les blessures, les maladies, les accidents de la vie s’inscrivent aussi sur la peau, et le visiteur découvre moulages dermatologiques du 19ème siècle, portraits d’ « amazones » à la suite de l’ablation d’un sein, gueules cassées de la première guerre mondiale. A l’apparence subie – bien que quelquefois assumée, voire, revendiquée – succède la véritable « fabrique » de apparences et six entretiens sont proposés à l’écoute : une esthéticienne, un tatoueur, un dermatologue, un maquilleur de théâtre et cet « agent d’amphithéâtre » qui s’occupe de la dernière apparence du défunt.
La peau se réduit-elle à l’apparence et l’apparence à la peau ?
Parler de la peau ne va pas de soi. En faire le thème d’une exposition est évidemment difficile : seul le visible s’expose vraiment. Or, la peau, c’est aussi le visible mais pas uniquement. David Le Breton qui a rédigé l’article sur le « toucher » dans le Dictionnaire du corps aux PUF en sait quelque chose : la peau fait appel à tous les sens. Si, pour reprendre le mot de Valéry, la peau est ce qui est en nous de plus profond, c’est parce que c’est ce qui pour nous est probablement aussi le plus intime. Le tatouage, le piercing, la scarification, voilà ce qui s’offre à voir. Mais comment dire la chaleur intime d’un corps, comment parler de la caresse, du baiser, de la pression d’une main ? Comment décrire l’expérience du peau à peau que tout parent découvre avec son enfant nouveau né ? Et comment rendre compte aussi des promiscuités difficiles, des contacts que l’on réprouve, des touchers qui violent l’intime ? Le carnet de l’exposition se clôt par un texte qui évoque cette difficulté : « Nous avons également souhaité évoquer un aspect difficile à « montrer » en exposition, le toucher, pourtant si important lorsque l’on parle de la peau ». C’est effectivement une limite de ce parcours. D’ailleurs, le titre « À fleur de peau » et le sous-titre « La fabrique de l’apparence » se neutralisent plus qu’ils ne se complètent : la peau, c’est beaucoup plus que l’apparence, et parce que c’est d’abord un vécu intime, c’est ce qui se vit dans l’intensité d’une sensibilité – surtout quand elle est « à fleur de peau » ; l’apparence, c’est beaucoup plus que la peau : c’est le vêtement, la posture, l’allure, tout ce qui masque le corps, mais c’est aussi le visage, le regard, la parole, c’est-à-dire ce qui précède la peau. Difficile dès lors d’organiser un parcours qui ne donne pas l’impression de se disperser.
Mais cet aspect éclaté de l’exposition peut aussi être une invitation à prolonger les pistes proposées. À lire le livre d’or que le public est invité à remplir, on ne trouve que des louanges. Mieux, certains visiteurs ont déclaré avoir trouvé du réconfort. Preuve alors que les organisateurs ont visé juste.