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Le work in progress de Benjamin Porée présenté au Quartz du 23 au 28 novembre 2016, après une période de résidence à la chapelle Dérézo, a l’habileté de proposer une version à la fois neuve et fidèle de mon Tchekhov préféré : La Mouette. Pour les inquiets du texte, disons-le tout de suite : celui-ci y est, mais pas nécessairement sous la forme attendue. Pour les inquiets de la scénographie, la grande table à laquelle tout personnage de Tchekhov se trouve à un moment donné installé pour partager un grand repas y est, oui. Pour les inquiets du costume, oui, Macha est bien tout en noir et elle fume. Pour les inquiets du sens, la mise en scène de Benjamin Porée parle bien des amours impossibles, du théâtre et de l’art, et d’Hamlet, la matrice de la pièce de Tchekhov. Tout y est, donc.

Et pourtant, Benjamin Porée arrive encore à surprendre, avec Tchekhov, avec La Mouette. Parce que les partis pris de son interprétation des personnages actualisent une lecture possible de la pièce, des sens prévus par Tchekhov, mais dans une association qui donne le sentiment de voir un objet neuf. Neuf, parce que la pièce, qui repose beaucoup sur le quatuor formé par Constantin, Nina, Arkadina et Boris, met ici en lumière une autre tragédie, celle de Macha, dont la tragédie est peut-être justement de rester dans l’ombre, d’aimer secrètement et sans retour Constantin, qui lui aime Nina, qui s’éprend de Boris, l’écrivain à succès, qui est lui-même « avec », dirait-on aujourd’hui, Arkadina, la mère de Constantin. Sans compter que Macha est aimée, sans l’aimer en retour, de Medvedenko, l’instituteur engagé et souhaitant que tout et tous s’engagent. Macha, donc, est jeune mais a déjà l’impression que sa vie est finie, qu’elle ne l’a pas vécue, que tout est parti en fumée, et pourtant, elle s’accroche à l’espoir, ou plutôt à l’image de Constantin, elle est son ombre, elle le suit, le poursuit. Macha (Camille Durand Tovar) prend ici une énergie inattendue, l’énergie du désespoir, d’une joie de vivre de façade, car il faut bien vivre et peut-être même faire semblant. Elle ne fait ni théâtre ni littérature, et pourtant elle joue, elle joue la tragédie de la vie.

Benjamin Porée propose également une lecture savoureuse de Boris Trigorine (Sylvain Dieuaide). Cet écrivain imbu de sa personne et libidineux devient sur le plateau un homme névrosé, dont la prétention n’est peut-être que le masque de son mal-être. Il joue lui aussi, et ses différents dévoilements nous font perdre le fil. Aime-t-il sincèrement Nina ou n’est-ce qu’un caprice d’homme mûr, charmé par la jeunesse, par l’admiration qu’elle lui porte – charmé par l’image de lui-même donc ? Si Trigorine est aussi Claudius, l’amant de la mère de Constantin, l’usurpateur de la place du père, il a aussi dans cette proposition quelque chose de bouffon, et comme tout bouffon, de désolé.

Un drame shakespearien

L’esprit de Shakespeare plane sur la pièce, invoqué par Tchekhov lui-même, qui fait échanger au fils et à la mère des répliques d’Hamlet. Le rapport entre Constantin et Arkadina en est tout imprégné, et le rapport quasi incestueux qui les lie tend à supplanter l’amour de Constantin pour Nina. Mila Savic campe une Arkadina tout en subtilité. L’avarice que Tchekhov lui attribue est à peine esquissée au profit d’une envie de profiter de la vie dans un moment de son existence où sa jeunesse et son charme lui échappent, où le succès n’est pas aussi éclatant qu’elle le prétend. Arkadina-Gertrude n’est pas si sûre de sa légitimité, et l’est encore moins à partir du moment où Trigorine lui préfère Nina. Tout en finesse, elle oscille entre la mère abusive et la mater dolorosa d’un Constantin qui peine à prendre son envol d’écrivain en raison même de son regard condescendant. « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; / Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. » Tchekhov avait-il lu « L’albatros » de Baudelaire ? On peut le supposer.

Anthony Boullonnois, que l’on verrait tout aussi bien dans la peau d’Hamlet, met sur le plateau toutes les fêlures du jeune homme. Incompris de sa mère dont il attend désespérément l’amour et la reconnaissance, Constantin défend sans relâche ces formes nouvelles qui pourraient régénérer la littérature, l’art, et par là même le monde. Abandonné par Nina, qui lui préfère l’écrivain à succès, il lui reste fidèle, la suit comme son ombre dans ses tournées, avec le même acharnement que Macha le suit lui-même. Il ne parvient même pas à se suicider, et traîne sa vie vidée de son sens, attendant peut-être de mourir de l’épuisement et de la douleur qui le déchirent. Tout cela pèse, sur le plateau.

Sombrer ou ne pas sombrer ?

Le médecin, Eugène (Aurélien Rondeau), en médecin tchékhovien et en Horatio, joue pourtant son rôle d’ami, il panse les plaies de tous, il tâche d’éclairer la vie des uns et des autres d’un jour meilleur, il tente de ne pas se laisser engluer dans leur désespoir. Mais la lueur qu’il apporte vacille souvent, et il semble bien seul à porter l’espérance, à pointer vers l’envol. La mise en scène de Benjamin Porée met aussi ses failles au jour et l’on perçoit une vague amertume quand il avoue rêver d’écrire, lui aussi, quand il explique l’étroitesse de son temps de bonheur, lui aussi, le temps des voyages qu’il parvient à s’offrir. Il danse, il rit, il secoue les tristes, mais peut-être le fait-il pour ne pas sombrer lui-même.  

Ne pas sombrer, tel semble être le destin de Simon Medvedenko (Nicolas Grosrichard), l’instituteur, le prof. À lui aussi, la mise en scène donne une épaisseur rarement exploitée. Simon énerve car il se plaint, Simon agace car il revendique, Simon est laissé de côté car il gêne les gens qui voudraient se complaire dans leur malheur. Le vrai malheur, pour Simon, ce sont ceux qui crèvent de faim, qui crèvent de travailler pour nourrir leur famille, qui crèvent de ne pas pouvoir se payer le luxe d’être mélancoliques. Simon sème donc la panique dans cette petite communauté, car c’est un empêcheur de déprimer tranquille. Et pourtant, bien qu’il fasse partie des opprimés, des humiliés, des sous-payés, s’il crève, lui aussi, c’est de l’absence d’amour de Macha.

La tragédie de La Mouette est sans doute celle des rêves brisés. Pour clore ce panorama, le rêve brisé qui sert de fil rouge, comme son pull, à la pièce, est celui de Nina (Edith Proust). Tchekhov propose deux possibilités, et Benjamin Porée fait son choix : il ne retient pas l’hypothèse d’une Nina-Ophélie, d’une jeune fille pure et mélancolique, ou à peine, le temps de la représentation ratée de l’acte I. Très vite, Nina devient la fillette qui rêve de gloire et qui serait prête à tout pour devenir une vedette, ou pour le dire plus nettement, une star. On ne la voit jamais en jeune fille en fleurs et elle oscille entre l’immaturité de la gamine qui veut percer et la trop lourde maturité de la jeune femme qui a échoué avant même d’essayer. De la jeune femme obligée de se laisser tripoter par des marchands pour avoir cru qu’être courtisée par Trigorine la propulserait sur le devant de la scène. De la gracieuse mouette qui devient une vulgaire serpillère.

Crédit photo: Fotosearch

 

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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