Le roman (grec) inachevé

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Melpo Axioti est une romancière, poétesse et traductrice grecque (1905-1973) adoubée par Aragon dès son arrivée à Paris en 1947, à la suite de son expulsion d’un pays craignant sa ferveur communiste – elle est inscrite au parti camarade depuis neuf ans.

Chargée de sensibiliser l’intelligentsia française à la cause grecque, Melpo Axioti, visiblement plus douée pour l’écriture (le remarqué XXe siècle, "roman national du peuple grec") que pour le prosélytisme politique, est une femme passionnée, impétueuse et mélancolique, écorchée – les éditions La Différence ont publié en 2014 ses Nuits difficiles.

Roman inachevé – on en connaît des terminés qui sont bien moins finis - écrit directement en français, République-Bastille, du nom du quartier de luttes où elle habita, épouse le rythme d’un flux de conscience à la façon des écrits de Katherine Mansfield, les scènes parisiennes étant liées dans un continuum stylistique très réussi aux souvenirs grecs, souvent douloureux - la famine sévissant à Athènes durant l’occupation nazie, l’amoncellement des ruines.

Les visions de Lisa, personnage principal, sont imprévisibles, parce que tout est là - passé, présent, Paris, Athènes, espaces du dedans et du dehors - sans séparation.

Sa lucidité relève d’un combat contre le mensonge: "Mais ce que Lisa admire ici, surtout, ce sont les jambes. Elles sont droites ici, les jambes, des femmes et des enfants. Dans son pays, les jambes sont tordues. C’est comme de frêles sarments, des vrilles entortillées, des ramures mal taillées, d’un terrain sans propriétaire. Lisa avait toujours cru que c’était à cause du vent qui souffle dans son pays. Ce vent furieux, cette tourmente, ces ouragans, ces bourrasques qui s’abattent comme un fouet, qui s’engouffrent partout, qui renversent même les tombes, at alors les vivants sont obligés de s’accrocher sur le sol, sur les galets, la broussaille, pour ne pas être enlevés et roulés dans le gouffre ; leurs pieds se forment en griffes pour se maintenir sur la terre; pour y demeurer. Pourtant un jour Lisa avait su que ce n’est point à cause du vent, mais à cause du calcium ; à cause du manque de calcium dans le corps que les os se tordaient. Et ça lui avait fait une impression énorme! – Allez donc vous imaginer, pensait-elle, que la beauté de vos femmes, ça se construit avec de l’argent!"

Qu’est-ce que la France de l’après-guerre pour une jeune Grecque en exil? Que reste-t-il en soi du pays natal lorsque l’on en a été chassée?

Des amis qu’on abandonne avec angoisse, un amour dont on se souvient (pour le jeune instituteur quand elle était petite fille), la perte de la virginité, une cérémonie funéraire (le dernier baiser), un drôle de vœu: "Adieu, Lisa, et je te souhaite encore plus de douleur ; je sais que tu peux la supporter."

Dans l’immense cité parisienne, effrayante pour les vieillards, les femmes enceintes et les chevaux (y prospèrent les boucheries chevalines), naissent quelquefois des solidarités de passage : le long baiser d’un géant noir, comme ça, dans la rue, puis la rencontre d’un homme marié: "Et alors, dans la faible lumière qui éclairait la chambre, Georges se souleva un peu, puis se pencha sur Lisa et baisa la plaie de son ventre."

En 1950, la belle exilée est une nouvelle fois expulsée, sur pression du gouvernement grec, Paris la jugeant désormais subversive.

Sur l’île de Mykonos un buste de femme contemple la mer, Melpo Axioti, souveraine, vous y attend.

Kalimera, madame.

 

Il y a entre Melpo Axioti et Katherine Mansfield, poétesse et nouvelliste d’origine néozélandaise (1888-1923), un lien secret, une attention envers l’infime, un monde intérieur d’une puissance troublante – éclatant dans son journal et ses lettres - une volonté de dire la vérité dans le nu de la vie, des éblouissements possibles.

Critique italien d’une grande finesse d’esprit, d’une érudition souple et joueuse, Pietro Citati rappelle, dans un livre réédité aujourd’hui par les éditions Quai Voltaire, Brève vie de Katherine Mansfield, que l’auteure de The Garden Party, femme errante, proche du groupe littéraire de Bloomsbury (Londres) et du courant moderniste, était une âme ardente, vivant avant tout pour ces instants où la beauté donne l’impression d’être pleinement vivant.

D’une famille puritaine ne pouvant accepter sa liberté de corps et d’esprit, la belle voyageuse trouva en Europe, notamment en Angleterre, un territoire à sa mesure.

Souvent comparée à Virginia Woolf pour l’utilisation du monologue intérieur et du « stream of consciousness », happée par l’ésotérisme de Gurdjieff, souffrant d’une tuberculose qui la tuera, Katherine Mansfield est un écrivain très attachant, disant moins pour faire entendre plus – comme Tchekhov – dont la radicale recherche de beauté, alliée à une fragilité assumée, peut faire songer à la photographe suicidée Francesca Woodman.


Melpo Axioti, République-Bastille, préface de Lucile Arnoux-Farnoux, postface de Mairi Mike, éditions de La Différence, 2015, 192p

Pietro Citati, Brève vie de Katherine Mansfield, traduit de l’italien par Brigitte Pérol, éditions Quai Voltaire, 2016, 208p

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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