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Eloge de la céramique couillarde

Avec le temps, il se pourrait bien que l’on considère que Michel Butor est davantage un plasticien-artisan (environ mille livres-objets), qu’un écrivain officiel - quatre romans, et non des moindres, vingt et un recueils de poésies, une vingtaine d’essais, autant d’écrits sur la peinture.
En 2010, Michel Butor envoie à Michel Le Gentil, tous deux protégés par l’ombre tutélaire de Georges Perros, un poème évoquant tout autant la fragilité de la condition humaine, que celle de la céramique, dont son ami est un maître reconnu aux quatre coins de l’Hexagone.
Avec la complicité de Nicolas Féderenko, peintre, céramiste lui-même, longtemps professeur aux écoles d’arts de Brest, Angers et Grenoble, Michel Le Gentil imagine un livre en céramique composé de 49 tuiles en céladon dont le poème Fragilité, reposant sur le chiffre 7 comme dans la mystique juive (sept septains écrits chacun en heptamètres), est la source.
Des tuiles faîtières données par un fabricant passionné de Rosnoën, Guy Le Gall, tombent du ciel.
Naissent 49 éclats de poèmes, 49 irruptions vernissées de sauvagerie ludique, 49 golems de grès enduits de porcelaine liquide, pour lesquels le motif de la croix est structurant, parce que, comme aime le répéter Nicolas Féderenko, « le peintre travaille en aveugle », et qu’il faut bien se repérer un peu dans le chaos des formes - peut-être aussi demander protection des symboles.
Les artistes offrent aujourd’hui au musée des Beaux-arts de Brest cette œuvre, dont une autre version avait déjà été montrée (et acquise) dans une mémorable exposition montée par Françoise Daniel en 2011, Michel Butor et les artistes, dont le catalogue reproduit les textes passionnants de Michel Le Gentil (L’occupation de la marge) et Nicolas Fédérenko (La céramique en aveugle).
C’est un acte aussi généreux qu’important, puisqu’en droit français, comme le rappelle Pascal Aumasson, directeur inspiré d’une institution brestoise dont on méconnaît trop la belle vitalité, « quand une pièce entre dans les collections d’un musée, son statut juridique change immédiatement, celle-ci devenant inaliénable », c’est-à-dire échappant définitivement au micmac généralement peu glorieux du marché de l’art.
Les premiers livres de comptes furent écrits en céramique, ils étaient fragiles. C’est aujourd’hui la revanche des pots cassés. A 970 degrés, l’esprit du feu fait disparaître la logique calculante.
Il ne s’agissait pas pour Michel Le Gentil et Nicolas Féderenko de se livrer à un exercice de calligraphie, mais à un travail de métamorphose, de retrouver la magie tout à la fois simple et vertigineuse des tablettes sumériennes.
Dans l’auditorium du musée, sur fond de diaporama des différentes étapes du projet, Michel Le Gentil a le dernier mot, aussi beau qu’un koan : « Si on ne fait pas trempage, c’est couillon. »
Les enfantillages sont parfois très sérieux.

 


Poème Fragilité, de Michel Butor, 2008

Au moment où les humains
Commençaient à maîtriser
Le feu dans leurs campements
Tandis que du tronc des arbres
Il ne restait que des cendres
Que le moindre vent pouvait
Disperser dans la clairière

Ils virent que la poussière
Au contraire durcissait
Ils modelèrent l’argile
Pour en fabriquer des jarres
Qui pouvaient accumuler
Des provisions pour l’hiver
De la fraîcheur pour l’été

Certes fêlures fractures
Venaient compliquer les choses
On s’efforça d’inventer
Récipients les plus solides
Et les plus imperméables
Pour y faire la cuisine
Et présenter les repas

Mais une fois qu’on a su
Multiplier les prouesses
On eut envie d’imiter
La finesse des pétales
De composer des objets
Qu’il faudrait manipuler
Avec toutes les précautions

Cette coupe a traversé
Des épreuves décisives
Dont elle n’a triomphé
Qu’avec la science et l’amour
De tous ceux qui l’ont touchée
Mais il suffit d’une erreur
Et tout retombe en poussière

Avant c’était avec l’os
Qu’on voulait rivaliser
Et maintenant c’est la peau
Mais avec un tel éclat
Qu’elle finit par tinter
Sous le moindre choc de l’ongle
On boit avec un baiser

Dans notre brutalité
La plus tendre porcelaine
Est matérialisation
Du respect dont nous manquons
Et nous enseigne les gestes
Que nous devons adopter
Dans notre fragilité


 

Don du livre céramique Fragilité, réalisé par Nicolas Féderenko et Michel Le Gentil, texte inédit de Michel Butor – musée des Beaux-arts de Brest, samedi 27 février, en présence de Nicolas Fédérenko et Michel Le Gentil
Michel Butor et les artistes, catalogue d’exposition, musée des Beaux-arts de Brest, 2011

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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