Le cinéma contre le spectacle

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Rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1966 à 1968, documentariste, réalisateur de fictions, Jean-Louis Comolli est aussi un théoricien du cinéma passionnant – près de 2000 pages aux éditions Verdier, depuis 2004 (Voir et pouvoir), écrivant notamment dans Corps et Cadre, Cinéma, éthique, politique (2012 : "Il s’agit de sauver l’enfant dans le spectateur"), c’est-à-dire, peut-être, la puissance d’une poétique singulière, à la fois poreuse et irréductible.

Pensant le cinéma en solidarité avec les plus démunis, les plus fragiles d’entre nous, Jean-Louis Comolli cherche à écrire une autre histoire du cinéma, "qui ne soit pas fondée sur les auteurs, les œuvres, les courants, etc., mais bien davantage sur l’histoire des conditions de production, révélatrice des tensions dans une société donnée, et sur l’histoire d’ailleurs impossible à faire de ce que les spectateurs ont attendu et voulu du cinéma. Ce que j’ai appelé la place du spectateur reste à définir et à décrire dans son évolution."

Entretien  à partir de son dernier livre, écrit avec Vincent Sorel, Cinéma, mode d’emploi, De l’argentique au numérique, toujours chez Verdier.

En exergue de Cinéma, mode d’emploi, vous saluez Jean Rouch, "artiste-cinéaste". Qu’entendez-vous par la juxtaposition de ces deux termes?

Nous aurions pu écrire "bricoleur". Mais il s’agit bien d’artisanat: dans les années 50, quand Rouch fait ses premiers films, les équipements existants ne lui sont pas d’un très grand secours. Il les adapte, les modifie, les ajuste à ses enjeux: filmer, souvent en pleine brousse, des personnages à peu près libres de leurs mouvements et notamment leur parole, qu’il était impossible d’enregistrer "en direct", contrairement à ce qui se passait dans les studios. Rouch construit sa cinématographie à partir des limites et des possibilités de ses outils: penser une mise en scène en plans très courts puisque la caméra (une Bell&Howell) ne pouvait tourner que trois minutes d’affilée avant de devoir être remontée, comme on remonte une montre. Ce n’est donc pas l’outil seul dont il convient de réparer les défauts, c’est le couple art et technique qui est en jeu.

Vous citez également Hannah Arendt: "Le sujet idéal du règne totalitaire est l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction et la distinction entre vrai et faux n’existent plus." Le cinéma tel que vous le concevez est-il un outil de clairvoyance?

Clairvoyance et, à la fois, aveuglement. Comme le pense l’historien de l’art Daniel Arasse, nous ne voyons rien. Voir — tout simplement voir — suppose un travail, une élaboration, une histoire qui déborde les sujets concernés. Le "vrai" et le "faux" deviennent lisibles dans une histoire qui les met en situation, qui les confronte les uns aux autres. Une caméra ne voit rien. Un œil à la caméra ne voit pas grand chose. Pour voir, il faut revoir. Seul ce travail, cette insistance, cette obstination maniaque permettent de penser le vrai et le faux, qui sans doute ne se voient pas dans la nature et qu’il convient de construire.

Vous avez dirigé la revue Les Cahiers du cinéma au tournant de Mai 68. Quelles furent vos lignes éditoriales et théoriques principales? Les recherches de Guy Debord sur la souveraineté du spectacle comme falsification du monde faisaient-elles partie de votre corpus de pensée?

Oui et non. Nous nous séparions de Debord dans sa critique de tous les artistes, tous corrompus, ce qui l’autorisait à négliger les quelques milliers d’artistes qui ont travaillé à désaliéner l’art qu’ils exerçaient. Nous avions sous les yeux le grand exemple des cinéastes hollywoodiens à la fois soumis au "système" et combattant pour un autre cinéma. Si l’on remonte d’un siècle, qu’on se souvienne de Degas, de Cézanne, de Rodin; et dans le champ de la littérature, bien avant Laurence Sterne ou Jonathan Swift, il y avait eu Rabelais. Mon avis est que ce sont les artistes, peintres, sculpteurs, cinéastes, qui par leur travail et son inscription dans l’histoire ont freiné la résistible ascension du Spectacle, détourné ses mirages, opposé à la facticité de ses opérations la réalité des relations entre les œuvres et les spectateurs, plus "actifs" que ne les voyait Debord.

 Cinéma, mode d’emploi est un abécédaire, hommage à Gilles Deleuze. On peut lire à la lettre "e", l’article "éthique", qui me semble définir parfaitement ce que vous attendez du cinéma: "Le cinéma n’est pas là pour achever les faibles et faire triompher les puissants." Comment inventer un cinéma de solidarité élémentaire, d’émancipation, et de responsabilité?

À chacun de trouver sa réponse. Revendiquer une "irresponsabilité" du couple artiste-spectateur est infamant pour l’un comme pour l’autre. Historiquement, et quels que soient les moyens très tôt mis en jeu, le cinéma est l’art des faibles et des petits qui composent "les masses". Financer un film peut revenir très cher, le voir dans une salle est (ou était) à la portée des plus maigres bourses. Jusqu’à ces vingt dernières années, le cinéma mondial travaillait plutôt dans le sens de rétablir les faibles dans leur dignité — ces faibles qui précisément étaient la majorité de ses spectateurs. Nous n’en sommes plus là. La volonté de puissance de certains cinéastes (Stanley Kubrick par exemple) a éloigné l’Empyrée des géants du cinéma du bas peuple des spectateurs.

Comment avez-vous compris l’essai de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé (éditions La Fabrique, 2008), philosophe avec qui vous avez déjà travaillé?

Je l’ai mal compris. Il m’a semblé que Rancière avait en tête le spectateur de théâtre, animal qui a une autre histoire et une autre génétique que le spectateur de cinéma. Le dispositif théâtral lui-même, ses possibilités de mise en scène sont très éloignées de celles du cinéma. On sait bien que dans ses débuts le cinéma a emprunté au théâtre des "tableaux" et ses histoires. Le théâtre filmé relevait plutôt de qu’on appelle aujourd’hui "captation" que d’un découpage cinématographique. La présence parfois pesante du hors-champ distingue les deux arts. Au cinéma, le hors-champ et une promesse ou une menace: il joue. Il indique fortement qu’on ne voit pas tout. Qu’il y a de la réserve, de l’ombre, que la scène jouée s’enlève sur un fond d’obscurité, de ténèbres, de caverne. Une raison technique à elle seule oppose l’obscurité de la salle de théâtre et celle de la salle de cinéma : pour qu’une image apparaisse sur l’écran, il faut faire le noir; rien de pareil au théâtre, art de la pénombre, où la salle n’est que très rarement complètement éteinte. Il s’agit aussi de pouvoir voir ses voisins, alors qu’au cinéma le spectateur est seul au milieu de tous, isolé, solitaire, en face de son seul désir.

Vous écrivez magnifiquement: "Notre hypothèse politique est que le spectateur se trouve en réalité, hors de la salle, dans une situation sociale ou personnelle plus ou moins difficile: nous le sommes tous; en crise : nous le sommes tous. Et que la séance de cinéma opère non pas tant comme scène de compensation que comme moment de pause, de suspens, où les pressions du dehors sont atténuées, allégées. Il arrive donc que ce spectateur légèrement décadré puisse de nouveau, pour un moment, retrouver le goût de la liberté." Filmez-vous, pensez-vous, sur fond de catastrophe? Le numérique en sa puissance de calcul et de fausseté participe-t-il de notre malheur, comme s’il n’y avait plus de visage auquel répondre moralement, mais des algorithmes ou des androïdes?

Ce sont deux questions nécessairement liées mais différentes. Nous vivons — tous — sur fond de catastrophe. Les médias, les télévisions notamment sont des instruments d’unification: il y a toujours eu des catastrophes, des guerres, des ravages, ici ou là, mais plus l’histoire de l’Occident devenait celle du Monde, plus se mettait en place une rhétorique des montages, des paroles et des images qui unifiait de fait ces événements malgré ce qui restait toujours leur spécificité et les mettaient sur le même plan, le même plan des mots et des images. L’unification procède toujours en faisant passer un événement relativement exceptionnel, voire unique et non répétable, par le tamis régulateur du langage et de l’usage des images. Il s’agit avant tout de tenter de sortir de ce formatage qui est un conformisme, afin de sortir d’un songe ou d’un cauchemar collectif qui nous trompe en ramenant le nouveau à l’ancien. Les formes sont le terrain de cette bataille entre des représentations usées et la prise en compte des formes nouvelles qui seules sont en mesure de nous éclairer sur nous-mêmes dans notre mouvement. Quant au numérique, c’est d’abord sa volonté de puissance qui tient plus au Capital en tant que tel qu’aux technologies placées sous son pouvoir. Les technologies numériques sont plus contradictoires, clivées, en bataille que ne le laisse penser l’image unique promue pour ne pas penser la multiplicité numérique. Multiplicité veut dire: non-tout-à-fait maîtrise. On contrôle, mais pas tout. Tout processus de contrôle a son revers. L’effort de propagande de l’idéologie du numérique (tout puissant) est entre autres, de masquer les failles, de tenter de les faire disparaître. Les hackers savent bien cela: dans le numérique comme ailleurs le "zéro failles" n’existe pas. Nous avons affaire à une volonté de puissance qui, comme toute autre, est une volonté de pouvoir, c’est-à-dire qu’elle est dans une relation qui est toujours lutte et rapport de forces. Il me semble certain que l’utilisateur des machines numériques aurait tort de leur faire confiance aveuglément. Il s’agirait plutôt de tenter d’aller au-delà: de chercher ce que peut la machine hors des limites de son programme. On peut parier qu’il y a toujours un point de rupture dans tous les processus qui engagent des durées, car il y a toujours une machine (donc, une mécanique) qui soutient le programme.

Le numérique n’évacue-t-il pas toute possibilité de hors-champ et d’ombre?

D’abord, le hors-champ est très strictement défini par le cadre qui borde le champ. Tant qu’il y a du cadre, il y a du hors-champ. Qui peut être plus ou moins ouvert, etc. Mais le cadre est l’élément déterminant. Or, le numérique n’affecte pas le cadre en soi, mais ce sont les écrans de cadrage qui rendent plus ou moins perceptible le cadre qu’ils mettent en jeu. Il est certain que cadrer sur un écran revient à "rempli" le hors-champ de choses visibles. Alors que dans une salle de cinéma, c’est l’obscurité profonde qui borde le cadre. Sans ombre autour du cadre, en effet, pas de hors-champ. Il nous faut donc préférer les caméras avec œilleton aux caméras qui n’ont qu’un écran de cadrage. Le cadreur ne "voit" pas vraiment ce qui est hors de son champ visuel, concentré sur un œil et borné par l’œilleton. Voir le paysage autour du cadre en même temps que l’on cadre, c’est perdre quelque chose de la dynamique entre vu et non-vu, montré et caché. "Le cadre est un cache": ce cache fonctionne mieux quand on ne voit pas tout le champ visible mais seulement le champ cadré. Mais l’ombre revient dans une salle de cinéma ou un lieu de projection: l’ombre est nécessaire à la projection. Le hors-champ est dans l’ombre et l’un ne va pas sans l’autre.

Vous évoquez la notion de "honte prométhéenne" tirée de l’essai de Günther Anders, L’obsolescence de l’homme (1956), pour désigner notre malaise face à la toute-puissance des machines de calcul. Sommes-nous condamnés à la honte? L’hontologie (néologisme inventé par Camille de Toledo dans son Essai sur la tristesse européenne) constitue-t-elle désormais l’horizon indépassable de notre temps?

Je pense me situer davantage dans un horizon marxiste: en même temps que la "honte prométhéenne" il y a l’exploitation de l’homme par l’homme et la violence que le Capital exerce sur les êtres parlants, violence qui passe en effet, aujourd’hui, par des machines plus capables que nous. Il est vrai que, d’une certaine manière, la violence est passée du côté des machines, ce qui n’arrange rien. Nous commençons à entrevoir, me semble-t-il, qu’une certaine "collaboration" entre le calcul et le Capital représente une menace pour les relations intersubjectives (la parole et l’écoute) comme pour les relations sociales (la séparation, la dislocation, la coupure du lien entre l’homme et le "pays natal" qui sont les effets désirés par le Capital pour affaiblir la résistance de chacun à être).

Vous déclarez dans votre préface: "Notre pari est que ces puissances de calcul, assujetties aux intérêts du Capital, ne peuvent éviter d’être trouées par la part maudite même qu’elles dénient, celle de la perte, de l’échec, de la dérive, de la folie. Chaque jour nous en fournit de nombreux exemples." Etes-vous bataillien, c’est-à-dire à la recherche d’une altérité fondamentale qui serait de l’ordre d’une dessaisie radicale? Votre projet me paraît moins turbulent.

Comment ne pas passer par Bataille? Le vertige du néant affecte tous les corps et toutes les entreprises. La destruction est jouissance. Mais vous avez raison : le cinéma reste une pratique raisonnée et qui plus est un travail collectif, donc un réseau de relations en mues constantes. Un jeu, si vous voulez, qui se prolonge et s’actualise dans la relation du spectateur au film, relation ludique, où règne le comme si, simulacre que peut-être par instants Bataille a rêvé de dépasser.

Vous êtes bien plus marxiste, que bazinien, ou chrétien, c’est-à-dire que vous considérez que le cinéma produit le monde, plus qu’il ne le révèle simplement. Etes-vous encore/toujours révolutionnaire?

L’affirmation "je suis un révolutionnaire" me semble paradoxale : le "nous" convient mieux. Je pense que je suis d’entre ce "nous", parfois visible, souvent invisible, mais qui ne cesse de travailler à défaire "l’ordre établi" par le Capital. Par ailleurs, oui, je crois que le cinéma fabrique notre monde, nous compris, et qu’au cours d’une longue histoire il est devenu nécessaire à l’être parlant de se représenter, de se figurer, de s’inscrire dans un ensemble complexe de représentations où toute relation à l’autre soit décentrée, décalée, disjointe, dans un souci de protection de soi et à la fois de curiosité de l’autre, que l’on appréhende mieux, peut-être, de biais que de face. Ces fabriques de doubles, de spectres, de zombies sont à l’œuvre depuis les tout premiers temps: l’homme n’est pas seul, il est entouré d’une armée de fantômes, il est lui-même insaisissablement fantomatique. Reste que la montée en puissance du Capital aura su capter et utiliser en partie ce besoin profond, chez chacun, d’ "être un autre". Les rêves sont devenus marchands. La guerre (la vraie guerre) en cours est entre ce que pour simplifier j’appelle "le marché" et ce qui nous reste de subjectivité. Le sujet est une force de résistance au marché. Le sujet n’est pas un esclave accompli. Il y a des contradictions, des doutes, des caprices, des impulsions, des sautes que le réglage général en cours ne peut tolérer mais qu’il ne sait pas contrer. Tant mieux. Faisons que ça dure.

Comment considérez le lien entre argent et cinéma? Des budgets trop importants empêchent-ils souvent de penser?

Je suis rohmerien. Ce n’est pas l’argent qui est nécessaire, c’est ce qui est nécessaire qui demande à être financé d’une manière ou d’une autre, y compris par le travail. La pratique du cinéma (et de celui dit "documentaire") nous apprend à soustraire plutôt qu’à additionner. Moins d’argent est une chance. Cela nous pousse à chercher d’autres réponses, d’autres voies, à inventer plutôt qu’à reproduire. L’argent est donc un agent esthétique.

Vous faites plusieurs fois référence au père de l’église Saint Augustin. Pourquoi?

L’historien Carlo Ginzburg, que j’ai longuement filmé avec Ginette Lavigne a cité Augustin à propos de la question du mensonge et de la vérité. J’ai trouvé que c’était fort pertinent quand au cinéma. Il s’agit là de s’accorder avec une analyse d’Augustin et non avec le tout de sa pensée. Mais bien avant Ginzburg, feu mon ami Pierre Baudry avait attiré mon attention sur la pensée d’Augustin et notamment, dans les Confessions, et notamment le passage sur la "concupiscence des yeux" repris par Maria Tasinato. Il me semble que c’est un fil rouge qui court tout le long de ce que j’écris et même de ce que je filme.

Vous évoquez également à plusieurs reprises le cinéaste Arnaud Des Pallières. Pourquoi? Qui sont pour vous les cinéastes français qui comptent aujourd’hui? Seraient-ils tous, au fond, godardiens, c’est-à-dire dans la traversée de l’image par les mots et les sons, le verbe?

Je considère que Disneyland, mon vieux pays natal  est l’un des films français des derniers 25 ans les plus intéressants. Je montre et re-montre ce film depuis dix ans. Ça tient le coup. Pour se référer à un cinéaste, il suffit d’un film. Les autres films de Des Pallières m’intéressent aussi, mais moins que  Disneyland. Quand à Godard, je ne vois aucun cinéaste français qui soit "godardien". Au Portugal, oui (Pedro Costa), en Chine (Jia Zang-Ké)…

Continuez-vous à voir les films en salle? Quels sont les cinéastes contemporains qui vous passionnent le plus? Pedro Costa, Abbas Kiarostami, Jia Zhang-Ké? D’ailleurs, si l’on songe à la conférence de Giorgio Agamben sur le sujet, qu’est-ce qu’être contemporain en cinéma?

Oui, les trois que vous citez me touchent beaucoup. Surtout les premiers films de Kiarostami. La question qui se pose est d’être contemporain non pas du cinéma de son temps mais de l’état politique des lieux d’aujourd’hui. Le contemporain, pour moi, est celui qui combat le "présent" qui nous est imposé de diverses manières par les secousses du Capital. En tant que "contemporains", nous avons une grande responsabilité à assumer: celle, comme dit Anders, de "sauver ce qui peut être sauvé". Et le cinéma est le seul outil capable de sauver ce que les autres machines du visible, agents déclarés du Capital, détruisent : notre rapport au temps et au lieu. Le Capital défait ce que les siècles avaient fait, rend illisibles les écarts entre les temporalités, nous sépare de nos lieux et saborde notre commune histoire… Là, intervient le cinéma, qui rejoint ce qui a été disjoint, qui reprend le récit du monde passé, qui nous remet en place dans le monde présent. Les films que j’ai cités (et quelques autres) traitent du déplacement des êtres et des choses et des conséquences tragiques de ces déplacements dont le trait commun est de fabriquer une humanité flottante, devenue incapable de parler la langue de l’autre (Au travers des oliviers), d’habiter le monde (Dans la chambre de Vanda), de construire du sens (24 City).

Quel est votre lien avec le cinéfils Serge Daney, dont les éditions P.O.L. publient actuellement le dernier tome de ses écrits? Cette obsession de comprendre ce qu’il y a "derrière l’image"?

Ce lien je l’avoue est puissant et multiforme. J’ai bien connu Serge Daney, nous avons beaucoup parlé de cinéma (lui surtout), nous avons pensé qu’il y avait quelque chose de sacré (de vie et de mort) dans notre amour du cinéma. Je ne crois pas aux "images" mais aux rapports entre les images, et dans ce rapport il y a "nous". Nous passons par les images autant qu’elles passent par nous. C’est pourquoi elles sont l’enjeu principal de la domination du Capital. Et c’est pourquoi les films se combattent les uns les autres, au-delà des spectateurs, dans la question d’un devenir.

Vous nourrissez votre pensée des réflexions de Paul Virilio ou Hartmut Rosa sur la technique et les phénomènes d’accélération façonnant le monde de soumission dans lequel nous vivons. L’utopie du cinéma est-elle aujourd’hui plus que jamais de l’ordre de la décélération?

Au cinéma nous sommes dans un temps partagé entre film et spectateur, qui est donc l’objet d’une divergence constante. Le spectateur n’est pas synchrone avec le film. Pas encore. Il est certain que les accélérations des plans que vous pointez, de plus en plus fréquentes, visent à fabriquer un spectateur-réflexe qui serait tout le temps synchrone avec les effets du film. Le contraire du cinéma, pour qui, comme dans la séance de psychanalyse, l’après-coup est plus important que le coup.

Que représente Marseille pour vous? Votre projet documentaire au long cours sur cette ville est-il achevé? A quand une sortie vidéo de cette œuvre importante, difficilement visible?

On trouve sur Internet une édition par Dorian Film des sept premiers épisodes de la série, sous le titre général : Marseille contre Marseille. Les deux suivants seront édités d’ici quelque temps. Quant à ce que représente Marseille? Tout simplement vingt-cinq ans de mon travail. Disons: un chantier qui serait toujours et encore à filmer. J’ai rêvé de devenir une sorte de cinéaste municipal, comme il y a des jardiniers municipaux, chargé, donc, de faire la chronique filmée de la ville.

Propos recueillis par Fabien Ribery


Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi, De l’argentique au numérique, éditions Verdier, 2015, 448p

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Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.