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Rencontre avec le photographe Nicolas Comment, plusieurs fois exposé à Brest (CAP), à l’occasion de la publication aux éditions Filigrane de son dernier ouvrage, T(ange)r, aussi élégant, énigmatique et littéraire qu’une chanson lointaine dans le Casablanca de Michael Curtiz.


 

 

Fabien Ribery : T(ange)r est votre dernier livre publié aux éditions Filigrane. Il est le fruit d'une résidence à Tanger. Comment avez-vous travaillé dans cette ville ? Quels étaient vos axes ? Y avez-vous résidé souvent ?

Nicolas Comment : D’une certaine façon c’est à Mexico que j’ai découvert Tanger… Je lisais alors à la loupe les livres des écrivains de la Beat Generation. Je les lisais depuis le lieu où ils avaient écrit, ce qui est toujours pour moi une expérience de lecture extraordinaire. J’ai lu Tristessa et Mexico City Blues, dans une chambre située tout près du 210 de la calle de Orizaba où Kerouac l’avait rédigé… Et, comme vous le savez, c’est à la suite du meurtre accidentel de sa femme à Mexico, que Williams Burroughs s’est exilé à Tanger... Ce sont donc les livres beats qui m’ont amené à Tanger. D’ailleurs, c’est aussi un livre – Après toi le déluge de Paul Bowles – qui a donné à Burroughs l’idée de s’installer à Tanger.


 

Votre invitation par l'Institut français de Tanger participe-t-elle d'une volonté de donner une image plus contemporaine de cette ville et d'en faire un nouvel objet de désir ?

L’Institut français ne m’a pas invité, mais soutenu dans ma démarche. Il ne s’agissait pas d’une commande mais d’un projet personnel. J’ai donc pu être logé sur place, ce qui était en soi formidable. Mais ce que je donne à voir de Tanger est sans doute trop « sensuel » pour pouvoir être défendu par l’institution.  Je n’ai d’ailleurs pas pu montrer ces images « officiellement » à Tanger. L’exposition a eu lieu dans un lieu privé : la galerie 127, dirigée par Nathalie Locatelli, à Marrakech.

Une photographie montre une plaque indiquant la maison où vivait l'écrivain Paul Bowles. La série La visite exposée à Brest était un hommage à l’écrivain et critique d’art Bernard Lamarche-Vadel. Quels sont vos auteurs de chevet ?

De temps en temps, j’ai des périodes de lecture assez intenses. Tous les deux ans environ. Je me documente alors énormément, et j’essaie de tout lire, de tout savoir… Je fais ma petite enquête et puis j’essaie de me rendre sur les lieux d’écriture... J’aime voyager de cette manière. Un peu comme si on pouvait voyager à travers le temps…

Il y a eu Rimbaud, Bataille, Breton, Kerouac, etc. À Paris, j’embête parfois mes amis avec ça : « Regardez les gars, c’est l’hôtel de Lauzun où Baudelaire a commencé à écrire Les Fleurs du mal !  ».

Tanger est l'une des villes phares de la Beat Generation. Possède-t-elle encore cette magie des cités carrefours, borderline ?

Oui. C’est une ville qui résiste à la mondialisation. La minuscule et merveilleuse Casbah est certes en train de devenir un petit village d’expatriés, mais, comme ces expatriés sont quand même venus, pour la plupart, à cause de la légende, Tanger conserve encore son caractère de « zone internationale » et d’une certaine manière, ce sont aussi eux qui y contribuent. Le danger serait qu’un néo-colonialisme rampant asphyxie la ville si elle devenait trop touristique. Mais ce n’est pas encore le cas. Tanger reste mystérieuse sous bien des aspects, voire trouble à certaines heures… Un nuage de fumée y flotte en permanence et la protège des curieux.

Vos photographies marocaines sont comme des indices ou des photogrammes d'un film mental. Quel type de cinéma regardez-vous ? Jim Jarmusch promenait il y a peu sa caméra dans le dédale de la vieille ville pour Only lovers left alive.

C’est un film qui est arrivé à un moment où nous avions, ma compagne et moi-même, un rapport très intime avec la ville. C’était un peu comme un miroir tendu par Jarmusch… Des amis nous écrivaient pour nous dire : « On vous a vus dans un film ! » (rire). Tanger était devenue tout à coup très tendance, tout le monde en parlait dans les soirées… Heureusement, c’est un beau film, en cela que Jarmusch se contente d’« observer le secret » …

Il y a, je crois, deux séries de couvertures pour T(ange)r, l'une notamment où l'on voit votre modèle nue de dos, à la façon d'une odalisque. Pourquoi ce choix ? Pour ne pas heurter les libraires pudibonds ?

Tout simplement pour avoir une chance de pouvoir montrer le livre au Maroc… où le nu est interdit ! Il s’agit effectivement d’une odalisque, et d’une référence à la peinture orientaliste (qui a notamment été le vecteur de l’érotisme pour l’art occidental...). Il s’agit donc d’un nu « académique », mais qui reste tout de même très subversif ! Je trouvais également assez drôle de mettre une femme nue sur la couverture d’un livre évoquant une ville réputée pour avoir été l’eldorado de l’homosexualité…

Y a-t-il des villes ou des pays que vous aimeriez spécialement photographier ? Mexico City Waltz était aussi le fruit d'une résidence, mise en place notamment par le CAP et l'Alliance française de Mexico. L'Italie vous attire-t-elle ?

J’aimerais bien voir San Francisco, Big Sur… les grands espaces, pour tenter de sortir un peu de l’intime. Je suis attiré par les lieux de l’utopie. Ce pourrait même être Ibiza !

Quant à l’Italie, je connais bien Naples, ville que j’ai beaucoup photographiée… 

Vous participez parfois à des revues, par exemple Possession immédiate. Que vous apportent ces collaborations ?

Cela me permet de tester des séries plus courtes, d’expérimenter des choses. Comme ces images « de mode » réalisées à partir d’un texte de Jean-Jacques Schuhl qui est un écrivain extrêmement "rétinien" – ou disons plutôt "neuro-sensoriel" – que j'apprécie beaucoup et avec lequel je dialogue régulièrement. Exercice difficile, voire impossible et qui confirme la résistance de l'image "écrite" à toute tentative d'illustration.

Vos nus sont très sensuels, ils sont comme des natures mortes desquelles on rêverait de s'approcher. La nudité féminine telle que vous la montrez est aussi très romanesque, ou fantasmatique. 

Le nu est pour moi la chose la plus délicate en photographie. Sans doute parce que le photographe est lui-même mis à nu lorsqu’on regarde ses photographies de nu : je veux dire par là qu’on apprend beaucoup plus sur lui que sur le modèle photographié... Plossu dit d’ailleurs : « Toute photographie est un autoportrait mental ». Je suis plutôt d’accord avec ça.

 

Mexico City Walz, Nicolas Comment

 

 

Comment avez-vous rythmé votre livre ? Il me semble que les images se faisant face sont conçues comme un diptyque, à partir notamment d'un jeu de rimes formelles.

Tout à fait. C’est peut-être ce qui m’intéresse le plus en photographie : le flux qui traverse les images. Le « Stream of consciousness » de l’auteur… c’est-à-dire aussi peut-être… son « style ». Le diptyque ne suffit pas, il faut aussi qu’entre les vis-à-vis ce flux puisse circuler. Ce qui fait que ce n’est pas vraiment moi qui décide d’une mise en page, mais les images elles-mêmes qui s’attirent entre-elles, s’aimantent, ou pas. Certaines images s’excluent d’elles-mêmes, car elles empêchent la circulation du « récit » ou du « sens » entre elles. C’est un spectacle auquel j’assiste lorsque se construit peu à peu la série finale : je distingue alors plus clairement ce que j’avais seulement entre-aperçu lors de la prise de vue…

Vous faites partie des photographes de l'agence Vu'. Qui sont aujourd'hui vos frères en photographie ?

Je dialogue en ce moment avec Anne-Lise Broyer, Amaury Da Cunha et Marie Maurel de Maillé dans le cadre d’un projet collectif qui se nomme « Being Beauteous » et que nous avons montré l’année dernière au Château d’Eau à Toulouse et poursuivrons cette année dans différents lieux d’expositions en province. C’est une expérience visuelle qui prend peu à peu la forme d’une exposition commune et d’une publication à huit mains où se mêlent nos images sur les principes que j’évoquais à l’instant…

T(ange)r est accompagné d'un 45 tours. Est-ce l'est ? (Berliner romanze) pouvait aussi s'écouter en CD. Quels liens faites-vous entre la chanson et la photographie ?

Ce sont deux arts de l’enregistrement… Deux arts de l’instant. Photographe / phonographe… Une seule lettre diffère et Charles Cros l’avait remarqué très tôt :

« J'ai voulu que les tons, la grâce,


Tout ce que reflète une glace,


L'ivresse d'un bal d'opéra,


Les soirs de rubis,

L'ombre verte


Se fixent sur la plaque inerte.


Je l'ai voulu, cela sera.



Comme les traits dans les camées


J'ai voulu que les voix aimées


Soient un bien, qu'on garde à jamais,


Et puissent répéter le rêve


Musical de l'heure trop brève ;


Le temps veut fuir, je le soumets. »

Le chanteur et compositeur Gérard Manset a rédigé la postface de votre livre. Etes-vous un dandy ?

N.C. : Qui sait ?

 

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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