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Eugène Green vient du théâtre baroque, fonda en 1977 une compagnie qui s’appelait « La Sapience » et s’en réclame aussi dans son cinéma. Avec La Sapienza, il poursuit son travail sur la diction, les déplacements, les plans originaux – qui sont ses marques de fabrique cinématographiques. Et livre un film qui conjugue rigueur et arabesques.

Un carré est une figure à quatre côtés…

L’intrigue est claire : Alexandre (Fabrizio Rongione) est architecte. Il est reconnu par ses pairs. Mais tel projet, même primé, n’est pas rentable et la caricature d’entrepreneur qui le reçoit le rejette. C’est Alexandre, finalement, qui rejette cette existence et part pour l’Italie sur les traces de son maître, Borromini. Il est froid, manifestement rongé par une obsession et ne semble plus avoir longtemps à vivre malgré son jeune âge. Borromini – on le voit dans le film – mit fin à ses jours.

Sa femme, Aliénor (Christelle Prot), part avec lui. Elle étudie les « groupes sociaux défavorisés ». Son mariage semble battre de l’aile.

À Stresa, sur le Lac Majeur, le couple en rencontre un autre : Goffredo (Ludovico Succio) et sa sœur Lavinia (Arianna Nastro). Lui va commencer des études d’architecte. Elle est sujette à des malaises étranges, que les médecins n’expliquent pas, mais que la jeune fille sait liés à sa relation fusionnelle avec son frère.

Aliénor oblige Alexandre à prendre Goffredo avec lui à Rome, tandis qu’elle restera veiller sur Lavinia jusqu’à ce qu’elle soit rétablie. Tout se passe comme prévu : Alexandre accepte peu à peu la présence de Goffredo, et même les leçons que le jeune homme lui donne. Car Goffredo est animé par un idéal de l’architecture : il veut créer des espaces pour y mettre de la lumière, avant même d’y mettre des hommes.

Aliénor de son côté trouve en Lavinia une figure de la fille qu’elle a elle-même perdue. La jeune fille, aux côtés d’Aliénor qui lui parle français et la conduit voir Le Malade imaginaire dans une mise en scène baroque, guérit. À la fin (on n’a pas peur de révéler la fin d’un tel film, car son intérêt est ailleurs), Goffredo peut partir faire ses études sans que cela tue sa sœur. Et Alexandre pense accepter le poste d’enseignant qu’on lui propose – de manière à transmettre la sapience.

Volutes baroques

Cette belle fable à la rigueur impeccable, et dite – exigence revendiquée d’Eugène Green – par des acteurs respectant une diction dépassionnée (on se croirait parfois chez Beckett !) et respectant toutes les liaisons phoniques, y compris les plus improbables (« ton discours zétait très bien »), est soutenue par une profondeur à la fois temporelle et spatiale.

Le voyage dans le temps se fait par le biais de la musique de Monteverdi, qui enveloppe le film, et par la présence constante de Borromini. Alexandre explique à Goffredo l’architecte, sa rivalité avec le Bernin, les principes du baroque, ce qui donne lieu à des séquences relevant du documentaire ou de la leçon – car la transmission de la sapience est un des fils conducteurs les plus importants du film. Sauf qu’Alexandre est le Bernin et voudrait être Borromini.

Plus loin encore que le baroque, c’est dans la civilisation étrusque que se trouve une des clés du film. Dans une scène très divertissante – et décadente – à la Villa Medici, il est question d’une inscription déchiffrée qui dirait que « le trésor de l’aube est la sapience ».

L’espace, lui, est parcouru, essentiellement, de la terre au ciel, en ascension le long des bâtiments du Borromini. L’espace, ce sont aussi les plans sur la ville de Rome, ou ceux de la nature du Tessin. L’espace est aussi constamment discuté par le disciple et celui qui devient son maître, mais c’est bien le premier qui éclaire le second sur l’importance de la lumière. C’est elle qui doit d’abord habiter l’espace. C’est elle qui protège les hommes. C’est elle qui donne vie.

Enfin, quelques rencontres qui frisent le loufoque viennent rompre la quadrature. C’est l’Australien venu exprès à Rome visiter une chapelle du Borromini et que le gardien finit par marier à un kangourou. C’est le gardien de nuit de l’hôtel qui refuse de croire que si Alexandre sort nuitamment, c’est pour voir des architectures. Ce sont les pensionnaires de la Villa Medici, stéréotypes d’artistes-intello-bobo. Ce sont les entrepreneurs qui refusent le projet d’Alexandre parce qu’il est trop cher – tous vêtus du même costume gris et tous physiquement et mentalement identiques.

Mais les rencontres les plus étranges sont celles des morts, qui hantent les personnages et dont l’évocation creuse une profondeur invisible derrière le monde visible. Ce sont eux qui conditionnent les existences des vivants et font résonner le memento mori qui obsède Alexandre au début du film et jusqu’à ce que Goffredo parvienne à le défiger.

À l’issue de ce parcours tout en méandres, surgit la lumière.

Natalia LECLERC
About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s'appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien... Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien...).

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